Voici l'approfondissement promis à la fin de mon précédent billet, intitulé Via D'Amelio, Palerme, 19 juillet 1992, lieu et date, réels et symboliques, de l'assassinat de Paolo Borsellino.
En commençant par une citation de Salvatore Borsellino, le frère de Paolo, qui reprend les mots de Leonardo Sciascia, écrivain sicilien dont l'œuvre parle beaucoup de la mafia :
Lo stato non può processare sé stesso.Tout en précisant que c'est pourtant ce que l'état devrait faire, même si certains signes actuels, qu'il qualifie d'éclairs dans la nuit, laissent espérer une issue plus positive...
L'état ne peut s'intenter un procès à lui-même.
Nous n'allons pas tarder à le voir, car nous y sommes, et cette fois toutes les conditions sont réunies pour que l'ensemble de la société italienne puisse régler ses comptes avec elle-même. L'exigence de vérité est forte, forte plus que jamais, donc sera-t-elle assez forte pour avoir les effets escomptés ? Là est la question.
Si la réponse est oui, ce pays a un avenir. Si la réponse est non, alors l'occasion unique à saisir aujourd'hui, avec les mains et avec les dents, ne se représentera plus. Il y a des rendez-vous avec l'histoire qu'un pays digne de ce nom ne peut manquer.
Je vais donc analyser et approfondir un documentaire diffusé une première fois le 19 janvier 2009, et rediffusé le dimanche 26 avril 2009 :
Même si vous ne comprenez pas l'italien, je vous conseille de regarder au moins les deux premières minutes, l'ampleur du désastre parle d'elle-même...
Pour celles et ceux qui ne l'auraient pas en mémoire, vous pouvez reparcourir ma brève chronologie des événements qui vont de 1992 à 1994, et pour celles et ceux qui souhaiteraient voir le détail des événements qui annoncent et accompagnent - avant, pendant et après - les 57 jours qui ont séparé les assassinats des juges Falcone, Borsellino, et des membres de leurs escortes respectives, voici l'évolution en 4 parties (en italien) :
- août-septembre 1991 / dimanche 31 mai 1992
- un jour quelconque entre juin et juillet 1992 / mardi 30 juin 1992
- mercredi 1er juillet 1992 / vendredi 31 juillet 1992
- l'un des premiers jours d'août 1992 / lundi 28 septembre 1992
- Les négociations entre l'état et la mafia qui ont débuté après l'assassinat de Giovanni Falcone (23 mai 1992)
- La rencontre Paolo Borsellino - Nicola Mancino (1er juillet 1992)
- La disparition de l'agenda rouge dont ne se séparait jamais Paolo Borsellino (19 juillet 1992)
1. Les négociations entre l'état italien et la mafia
J'y ai déjà fait allusion dans mon précédent billet, voyons un peu de quoi il s'agit. En précisant tout d'abord ces mots d'Antonio Ingroia, substitut procureur antimafia de Palerme et considéré comme l'un des successeurs de Paolo Borsellino, dans l'interview qui précède : à la lumière des enquêtes en cours, l'hypothèse d'une "négociation état-mafia" conserve toute sa validité (un'ipotesi che mantiene la sua valida consistenza)...
Toutefois les nouveautés introduites par les récentes déclarations des repentis Massimo Ciancimino et Gaspare Spatuzza confirment, entre autres, que la négociation, commencée par Totò Riina et poursuivie par Bernardo Provenzano, est antérieure au carnage de Via D'Amelio, puisqu'en fait elle aurait débuté après l'attentat de Capaci à Falcone et avant le meurtre de Paolo Borsellino.
Giovanni Brusca, responsable d'avoir déclenché la bombe qui tua Falcone, sa femme et les membres de son escorte, déclare ce qui suit, qu'il tient de Riina lui-même :
“Borsellino meurt à cause des négociations en cours entre les boss corléonais et certains membres des institutions. Le juge, après la tuerie de Capaci, en avait été informé et quelqu'un lui avait dit de se taire mais il n'a rien voulu savoir. On avait proposé à Borsellino de ne pas s'opposer à une révision du maxi-procès et de fermer l'œil sur d'autres affaires”.Par ailleurs, le fils de Vito Ciancimino nous révèle aujourd'hui que son père était le médiateur mandaté par Cosa Nostra pour mener la négociation (le père étant âgé, le fils l'accompagnait dans tous ses déplacements), concrètement traduite par une liste de 10 à 12 prétentions consignées par la mafia sur le fameux "papello".
“Borsellino muore per la trattativa che era stata avviata tra i boss corleonesi e pezzi delle istituzioni. Il magistrato, dopo la strage di Capaci, ne era venuto a conoscenza e qualcuno gli aveva detto di starsene zitto ma lui si era rifiutato. A Borsellino era stato proposto di non opporsi alla revisione del maxiprocesso e di chiudere un occhio su altre vicende”.
Ceci dit, il est long et délicat d'expliquer les nombreux indices à charge de l'existence de cette "négociation", donc ça mérite un billet à part et demande le temps nécessaire à sa rédaction. Nous verrons ça dans un prochain épisode...
Par contre, l'implication des services secrets dans l'attentat ne semble faire aucun doute, même si, comme l'observe Salvatore Borsellino, toutes les enquêtes allant dans ce sens ont été bloquées.
Gaspare Spatuzza, l'autre repenti qui apporte de nouveaux détails sur cette affaire, déclare en effet que c'est lui qui a volé la voiture ayant servi à l'attentat, avant de la remettre à un "élément externe à Cosa Nostra" pour qu'elle fût piégée et bourrée de TNT, ou de Semtex.
Autre indice à charge de la présence des services secrets.
Gioacchino Genchi fut le premier à comprendre que le détonateur avait été actionné depuis le château Utveggio, dont cette vieille carte postale nous fait bien comprendre le panorama qu'avait sous les yeux la personne qui a actionné le détonateur.
C'est d'autant plus clair sur cette photo extraite du documentaire :
où l'on peut observer le château Utveggio à l'arrière-plan, au sommet du mont Pellegrino, d'où la vue plongeante sur le lieu de l'attentat apparaît évidente, pratiquement une perspective en ligne droite, comme on peut le constater avec en premier plan les rameaux de l'olivier qui a été planté sur le lieu de l'explosion.
Or le château Utveggio abritait une cellule des services secrets, sous couverture du Cerisdi, habituellement fermée le dimanche, mais en pleine activité ce jour-là...
Quelques secondes après le carnage, un coup de fil part du château, destiné à Bruno Contrada, à l'époque chef du SISDE à Palerme. Or l'appel vient du numéro de portable de Paolo Borsellino, qui était cloné de toute évidence. Par qui ?
Et encore, 80 secondes après l'explosion, Bruno Contrada (il Dottor Mafia...) téléphone à Lorenzo Narracci, officier du SISDE à Palerme. Donc, en clair, moins de deux minutes après l'attentat, le SISDE est tolalement opérationnel, alors que sur place la police ne sait même pas par où commencer.
Or le numéro de téléphone de Narracci avait déjà été retrouvé par les enquêteurs sur un billet découvert à ... Capaci, lors de l'attentat à Falcone !!!
Mais Gioacchino Genchi nous révèle bien d'autres épisodes vraiment inquiétants : numéros de portables clonés, réseaux de communication opérationnels tout le long du parcours de Via D'Amelio depuis plusieurs jours, le téléphone de la mère de Borsellino mis sous écoute probablement par Pietro Scotto, selon les enquêteurs, frère d'un mafieux de Palerme, Gaetano Scotto, qui aurait effectué deux appels téléphoniques à Vincenzo Paradiso, du Cerisdi, au mois de février, quelques mois avant l'attentat. Ce même Gaetano Scotto, condamné à perpétuité pour l'attentat. Ce même Vincenzo Paradiso, que Totò Cuffaro (une référence, ex-président de la région Sicile condamné en première instance à 5 ans de prison pour avoir favorisé la mafia...) a voulu comme Administrateur délégué de Sviluppo Italia Sicilia, dont l'on retrouve trace dans une enquête de Luigi De Magistris, bloquée et archivée de force après qu'un autre magistrat (qui fut en son temps l'objet d'une interpellation parlementaire...) l'ait dessaisi du dossier sans même l'en avertir.
Enfin, tout ça reste une affaire de famille...
* * *
2. La rencontre Paolo Borsellino - Nicola Mancino
Le 1er juillet 1992, 18 jours avant l'attentat, Paolo Borsellino est à Rome, dans les bureaux de la DIA, la Direction des Investigations Antimafia, pour interroger un repenti, Gaspare Mutolo, l'un des premiers qui fit des révélations sur les rapports entre la mafia et la politique, en parlant de Salvo Lima, Giulio Andreotti, Domenico Signorino, Bruno Contrada, entre autres.
Ce même jour, Nicola Mancino, actuel vice-président du Conseil Supérieur de la Magistrature, prend ses fonctions de nouveau ministre de l'Intérieur.
L'interrogatoire commence à 15h. Dans la soirée, Borsellino annonce au repenti qu'il doit interrompre car le ministre l'a appelé pour un rendez-vous, l'interrogatoire reprendra après.
Mutolo déclarera qu'à la reprise Borsellino était tellement nerveux qu'il avait allumé deux cigarettes en même temps.
La reconstruction exacte de la visite de Borsellino au ministère de l'Intérieur s'est avérée impossible. Aux dires de Mutolo, Borsellino lui aurait dit qu'il y avait rencontré Vincenzo Parisi, Contrada lui-même et le néo-ministre, Nicola Mancino. Chose que ce dernier a toujours nié. Dans le reportage, il déclare textuellement :
Le responsable de la police auprès du ministère m'a téléphoné d'un poste interne pour m'annoncer que Paolo Borsellino voulait me serrer la main. Or je ne le connaissais pas personnellement, donc même si je ne crois pas l'avoir rencontré, je ne peux exclure qu'il m'ait serré la main...Une déclaration ô combien étrange, pour au moins deux raisons :
- Souvenons-nous quand même qu'en 1992, Falcone et Borsellino sont les deux juges plus célèbres d'Italie. Or Falcone a été assassiné moins de deux mois plus tôt, toute l'Italie ne parle encore que de ça, et l'on peut donc affirmer qu'en juillet 1992 Borsellino est LE juge plus célèbre d'Italie. Donc que le ministre de l'Intérieur, déjà en politique depuis une vingtaine d'années, lui ait serré la main sans s'en rendre compte tient davantage de la fable que de la vraisemblance
- Même en prenant pour argent comptant la version de Mancino, le juge Borsellino n'était certes pas homme à serrer la main de quelqu'un sans se présenter, d'autant plus s'il s'agissait du ministre de l'Intérieur le jour de sa prise de fonctions.
Depuis la mort de Falcone, Borsellino, déjà bien conscient que ce serait bientôt son tour, consignait tout par écrit, le programme de ses journées sur son agenda gris, et toutes ses réflexions sur son agenda rouge, dont il ne se séparait jamais. J'y reviendrai.
Mais il y a un deuxième lien, vraiment étrange, entre le néo-ministre de l'Intérieur et le SISDE, les services secrets dont l'on retrouve des traces omniprésentes aussi bien à Capaci que Via D'Amelio. À savoir l'affaire que les médias italiens ont appelée : les caisses noires du SISDE.
On n'en parle jamais, et pourtant ! Car vu l'histoire des services secrets dans ce pays depuis la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu'à nos jours, je vous promets que ça vaut l'approfondissement. Mais ce sera pour une autre fois...
En attendant, Nicola Mancino est aujourd'hui le vice-prédisent du Conseil Supérieur de la Magistrature (autrement dit celui qui fait tourner la baraque, puisque de droit le président n'est autre que le président de la République), dont bon nombre de décisions récentes et actuelles concernant les juges les plus "gênants" pour le pouvoir (Forleo, De Magistris, les procureurs de Salerno, etc.) suscitent justement un flot de critiques...
Dans un billet publié le premier mai, intitulé Mancino et les brumes de la mémoire, le frère de Paolo Borsellino, Salvatore, écrit une lettre ouverte à l'ex-ministre de l'Intérieur, dont j'extrais le passage suivant :
Soit Mancino doit ouvertement accuser Paolo Borsellino d'avoir inscrit dans son agenda, pour la posterité, un faux rendez-vous, soit il doit avouer que la rencontre a bien eu lieu et, par conséquent, expliquer ce qui s'est passé durant cette entrevue et pourquoi Paolo en sortit totalement bouleversé.* * *
Allora o Mancino deve accusare apertamente Paolo Borsellino di avere registrato, a futura memoria, una annotazione falsa o deve confessare di avere avuto questo incontro con Paolo e in conseguenza raccontare che cosa avvenne in quel colloquio e perché Paolo ne uscì sconvolto.
3. La disparition de l'agenda rouge...
J'en arrive au dernier volet de ce billet, qui est le vol - je ne vois pas comment l'appeler autrement - de l'agenda rouge. En bref, de suite après l'attentat, la présence des télévisions sur le lieu du massacre permit de voir le colonnel des carabiniers, Giovanni Arcangioli, s'éloigner tranquillement avec le cartable du magistrat où se trouvait l'agenda rouge.
Or le fait que le cartable fut retrouvé ensuite dans la voiture au côté des corps - mais SANS L'AGENDA - fait naître plusieurs interrogations. D'autant plus que nul n'en aurait jamais rien su sans la présence des télés qui ont capturé cette image (un œil exercé réussit à voir le colonel s'éloigner avec le cartable dans le documentaire ci-dessus, à 7'15''), vu qu'Arcangioli n'a rédigé aucun rapport pour expliquer son geste. Donc :
- Pourquoi a-t-il pris le cartable avec l'agenda, avant de le remettre à sa place sans l'agenda ?
- À qui a-t-il remis le cartable (en tout état de cause la personne qui a subtilisé l'agenda) ?
- Pourquoi n'en a-t-il rien dit à personne ?
Qui a fait dire à Rita Borsellino, sœur du magistrat : que cette absolution ne marque pas d'une pierre tombale l'enquête sur l'assassinat de mon frère...
Là encore, un nouveau mystère tellement épais qu'il a inspiré à deux journalistes italiens la rédaction d'un livre entièrement consacré à ce seul épisode. Et donné lieu à une nouvelle rencontre, aujourd'hui même, entre Salvatore Borsellino et les palermitains, pour préparer la grande manifestation nationale antimafia du 19 juillet prochain, où des italiens de tout le pays se rendront à Palerme, chacun/e tenant dans sa main ... un agenda rouge !!!
Jean-Marie Le Ray
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P.S. Per chi capisce l'italiano, imperdibile :
Retranscription ici (en italien).
Actualités, Italie, mafia