L'écrivain Gilles Leroy, qui était l'invité de la librairie Dialogues, ce vendredi, avait de quoi se réjouir : il venait en effet d'apprendre que son dernier roman, "Alabama Song", avait été sélectionné par les jurys du Goncourt, du Renaudot, du Fémina et du Médicis. Le romancier a accepté de répondre à nos questions avant la rencontre qu'il animait, en soirée, avec ses lecteurs.
Titus - Jusqu'ici, ton oeuvre était marquée par un important apport autobiographique. "Alabama Song" constitue donc une grande première !
Gilles Leroy - Je prends en effet la voix d'une femme américaine qui vit dans les années 20 et 40. Donc, on ne pouvait pas faire plus exotique effectivement. Ce qui m'a intéressé, c'était d'utiliser le "je" pour parler, non plus de moi ou de mes avatars, mais de l'utiliser carrément pour quelqu'un à l'identité radicalement différente, comme Zelda. Zelda Fitzgerald, une femme, une Américaine née en 1900, avec qui je n'ai a priori aucun rapport. J'aime bien, pour chaque livre, me poser ce défi d'explorer une forme inédite pour moi. Et avec Zelda, ça a tout de suite collé. Je crois que ça n'aurait pas marché pareillement si je l'avais fait à la troisième personne. Ca serait devenu quelque chose de très froid, ou alors de biographique, et je tenais absolument à ce que ça soit un roman et vécu de l'intérieur, qu'on comprenne qui était cette personne au destin tragique, et en même temps glamour, trash, un sacré destin !
Titus - Tu termines le livre en précisant qu'il faut absolument le considérer comme un roman et non comme une biographie, mais il y a tout de même une grande part biographique là dedans...
Peut-être que son histoire telle que je la raconte est globalement vraie. C'est bien l'histoire de Zelda Sayre, épouse de Francis Scott Fitzgerald. Il y a des moments où j'ai pris la liberté, effectivement, d'inventer quelques épisodes. Je ne suis pas sûr d'avoir inventé d'ailleurs, mais disons que je prends de grandes distances par rapport aux versions officielles, parce que les Américains, et les biographes de Zelda et de Scott sont tous américains, font de Scott le héros du couple, en le présentant comme un pauvre homme malheureux parce que sa femme folle l'empêchait de bosser, alors qu'il sifflait trois litres de gin et trente cannettes de bière par jour. La femme folle qui l'empêchait de travailler, je veux bien, mais il ne devait pas y avoir que ça. Toujours est-il qu'il y a cette version officielle qui fait que Zelda apparaît toujours la cause de tout; et bizarrement, comme Scott doit rester un héros, l'histoire de Zelda, sa grande histoire d'amour avec l'aviateur français Edouard Jozan est occultée. Elle est traitée en deux-trois pages par les biographes américains, alors que cela a été tellement important pour Zelda qu'elle en a fait son unique roman. Donc, moi j'ai tendance, en tant que romancier, à faire confiance au romancier plutôt qu'au biographe. Si cette histoire est tellement importante dans son roman, elle l'a très certainement été dans la réalité. J'ai même lu, une fois, de quelqu'un que je ne citerais pas tellement c'est inintéressant, qu'elle l'avait peut-être rêvé, qu'il s'agissait sans doute d'une hallucination. Une hallucination de deux mois, quand même, puisqu'elle est partie avec lui pendant deux mois.
Titus - En cela, ton roman apparaît comme une formidable réhabilitation de Zelda, non ?
Oui, même si ça n'était pas ma première intention. Mais oui, ça a permis de lui rendre sa voix, de lui rendre sa part dans le couple parce que sa part créative est énorme. Elle a quand même beaucoup participé à l'oeuvre. Comme ils n'ont pas cessé d'utiliser leur vie de couple pour nourrir les écrits - essentiellement les romans de Scott, mais aussi le roman de Zelda et les nouvelles -, c'est en fait comme une gigantesque auto-fiction à deux ! Pour moi, ce couple est une association et la part de Zelda a jusqu'ici été souvent maltraitée, méprisée et mésestimée. En ce sens-là, oui, je rétablis une justice.
Titus - Est-ce que l'idée de ce roman te trottait dans la tête depuis longtemps ?
Il y a le mystère de cette rencontre. Je ne sais toujours pas pourquoi cette femme m'a tellement intéressé - pas tellement fasciné, le mot serait trop fort ! Je me suis vraiment pris d'une sorte d'amour littéraire pour elle lorsque je l'ai découverte. C'est vrai qu'à vingt ans, j'ai commencé à lire la littérature américaine et je suis tombé bien sûr sur Scott Fitzgerald. Lorsqu'on lit Scott avec ses personnages de femmes, on se rend compte qu'il s'agit toujours de la même sous des prénoms différents, et j'ai compris que c'était Zelda. C'est vrai que depuis, c'est un personnage qui me hantait. Il y a deux femmes, comme ça, qui m'impressionnent beaucoup dans la littérature américaine, il y a Zelda bien sûr, et Carson McCullers. Zelda, je ne prétends pas qu'elle soit un grand écrivain, mais Carson McCullers est un grand écrivain et sa vie est assez symétrique de la vie de Scott. Sa vie avec son mari qui, lui aussi, voulait écrire, mais sera étouffé par l'oeuvre de Carson. Il y a une symétrie intéressante.
Titus - Dans la conclusion du livre, tu fais allusion à un amant qui avait cherché, quand tu étais plus jeune, à t'interdire d'écrire, de la même façon que Scott n'encourageait pas la production de Zelda... Est-ce que ça n'a pas été un autre élément déclencheur de ce roman ?
Oui, ça y ressemble, dans la mesure où, j'ai, pendant un an de ma vie - j'avais à peu près vingt ans - accepté une situation assez stupide qui était que je vivais avec quelqu'un qui refusait que j'écrive, qui prétendait que si on aime, on est autosuffisant et fusionnel, qu'on n'a pas besoin d'autre chose. Et cette personne prétendait que, pour lui, l'art ou toute sorte de création était le signe d'un manque. Un manque affectif ! Et donc, si j'écrivais, c'était que j'étais dans un manque affectif. C'était assez stupide, je dois dire ! Et ce que je décris et que Zelda faisait - qui était de cacher ses manuscrits - je l'ai fait moi-même pendant quelques mois dans ma vie, jusqu'au jour où j'ai claqué la porte en me disant que quelque chose n'allait pas.
Titus - Je trouve la fin du livre très touchante, lorsque tu racontes ton propre voyage en Alabama, dans les pas de Zelda et Scott. Y as-tu effectué un séjour en amont de l'écriture d'"Alabama Song" ?
Non, en fait, je m'y suis mal pris techniquement, comme souvent dans la vie. Lorsque j'ai dit à Isabelle Gallimard que je voulais faire un roman dont l'héroïne serait Zelda, elle m'a dit qu'on pourrait peut-être demander une mission au Quai d'Orsay, qui envoie parfois des auteurs à l'étranger pour écrire un livre. J'aurais dû partir en 2006, seulement j'ai déposé ma demande au Quai d'Orsay un jour trop tard, et j'ai donc dû attendre un an, à l'hiver 2007; donc, le livre était quasiment terminé quand je suis parti. Mais j'avais quand même besoin d'y aller. C'était d'autant plus important que je ne connaissais pas du tout le Sud des Etats-Unis. Il fallait que je m'imprègne de ses couleurs, des odeurs. J'ai bien eu raison car j'y ai tout de même découvert des choses, notamment le rapport très tendu entre les blancs et les noirs, qui est important dans "Alabama Song" car Zelda se porte vers la communauté noire. Des choses qui étaient très importantes à ressentir. J'ai fini le livre là-bas.
Titus - As-tu, du coup, repris certains passages en essayant d'y ajouter des ambiances ?
Oui, notamment sur les odeurs. Je suis quelqu'un de très olfactif et j'ai besoin de savoir ce que sentent les maisons, les rues, etc. Ces indications-là sont donc venues grâce au voyage. Ca m'a aussi conforté dans l'idée que Montgomery devait vraiment pas être une ville folichonne pour que Zelda veuille à ce point en partir, parce qu'elle cherchait pas vraiment l'amour avec Scott, à mon sens. Elle cherchait surtout à sortir de ce milieu où elle avait grandi. Elle appartenait quand même à l'une des deux familles les plus célèbres de la ville et de l'Etat. On pouvait se demander : pourquoi ce besoin de partir alors qu'elle aurait pu épouser un beau parti. Elle flirtait beaucoup et était très courtisée, et j'ai compris, lors de mon séjour là-bas, pourquoi il fallait qu'elle parte. Il y avait quelque chose de très pesant, de très étouffant dans ce pays.
Titus - Le livre, on l'a appris cette semaine, est en nomination pour les prix Goncourt, Renaudot, Médicis et Fémina. Qu'en dis-tu ?
Evidemment, ça me ferait très plaisir de recevoir l'un de ces prix. Ma réaction peut paraître très banale, mais j'essaye en fait de ne pas trop y penser pour rester zen. Mais c'est difficile de ne pas y croire un peu...
Titus - Est-ce vrai que tu t'es aussi récemment intéressé au théâtre ?
Parallèlement à l'écriture d'Alabama Song, j'ai écrit pour Alfredo Arias une pièce qui s'appelle L'Ange soleil, qui est l'histoire d'un condamné à mort. C'est inspiré de l'univers de Jean Genet mais aussi de Fassbinder. Mais ce n'est pas une adaptation de Jean Genet, ce qui était prévu au départ. Alfredo m'avait demandé d'adapter Notre-Dame des Fleurs, et en fait, je me suis très vite rendu compte qu'il était très difficile d'adapter Jean Genet. La langue est tellement puissante qu'il serait très difficile de la restituer. Et si on ne garde que les dialogues, ils sont souvent assez caricaturaux. On a donc finalement décidé de créer quelque chose d'original, mais en hommage à Genet. La pièce sera montée en 2008-2009 au Rond-Point, à Paris.
Gilles Leroy, "Alabama Song", Mercure de France, 2007.