Source | www.lecourrier.ch écrit par Remy FAVRE
REPORTAGE - La crise humanitaire qui a secoué la Birmanie après le cyclone Nargis, le 2 mai 2008, n’a pas ébranlé la junte. Au contraire, l’armée consolide son emprise sur la population.
Quelques jours après la catastrophe humanitaire, qui a fait officiellement un peu plus de 130 000 morts et disparus, l’espoir était permis. Après maints tâtonnements, les militaires au pouvoir depuis 1962 acceptaient enfin l’aide internationale. Ils ouvraient les frontières du pays à des organisations non gouvernementales qui n’opéraient pas en Birmanie jusqu’alors. Ils fermaient les yeux sur plusieurs expéditions monastiques à destination du delta de l’Irrawaddy, la région balayée par Nargis. Mais ces choix ne relevaient que d’un pur calcul politique: accepter de maigres concessions pour éviter tout soulèvement et reprendre la main plus facilement. Un an après la catastrophe, la junte militaire renforce toujours son contrôle sur la population. Avec une arme puissante et vicieuse qu’elle utilise depuis deux décennies: l’enrôlement de jeunes défavorisés dans l’armée. Une fois embrigadés, ils ne peuvent plus renoncer à leur engagement militaire, sauf à passer dans la clandestinité au péril de leur vie.
Enrôlé à 10 ans
A Rangoon, la plus grande ville du pays, les militaires recrutent régulièrement en civil sur le principal marché aux poissons. Ils approchent des gamins qui déambulent dans les allées pour récupérer et revendre des alevins égarés par les pêcheurs. «En un an, quatre ou cinq enfants ont été emmenés par des soldats sur ce marché», explique une fille de 12 ans, qui prend une pause dans un teashop. Sont-ils revenus? «Jamais».
Plus au sud, près du marché de Hledan, des habitants voient «très souvent» rôder des militaires à la recherche de jeunes recrues. «Il y a deux mois, Zaw*, mon petit neveu, jouait dans la rue et il a été embarqué. Il a 10 ans», regrette Maung*, un vieil homme de ce quartier. Le jeune garçon n’était pas scolarisé. Il traînait souvent devant sa maison. «L’armée en a profité», soupire le grand oncle. Les militaires ont promis au gamin une solde mensuelle de 10 dollars et un avenir radieux. Ils l’ont rencontré plusieurs fois avant de le convaincre de les suivre. Ils n’ont jamais demandé l’avis des parents.
Pour tenter de retrouver sa trace, la famille a sollicité l’aide du commissariat de police local, qui n’a pas daigné lever le petit doigt. Officiellement, il faudra attendre que Zaw ait 16 ans et qu’on lui attribue un numéro de carte d’identité pour entamer des recherches. Mais, en pratique, Maung sait que ce sera bien plus difficile. Les autorités birmanes font tout pour brouiller les pistes. Elles dissuadent les parents tentés d’enquêter. Elles leur certifient que le jeune soldat reçoit une éducation de qualité, qu’il montera vite en grade et qu’il pourra bientôt aider financièrement ses proches. Même s’ils ne croient guère à ces promesses, les parents savent que ces conseils valent la prudence et qu’il ont intérêt à ne pas investiguer plus sérieusement.
«Cracher sur l’uniforme»
Avec un budget qui équivaut à la moitié des dépenses de l’Etat, l’armée birmane est l’institution la plus forte du pays. Elle compte 400 000 hommes, dont 90% affectés à l’armée de terre. Elle est devenue experte dans la contre-guérilla, le renseignement et le maintien de l’ordre. Sa spécialité: mâter toute opposition interne. Elle arrête les opposants, elle les torture, elle les emprisonne. Même en pleine crise humanitaire comme l’an dernier, les militaires avaient encore le temps de chercher les journalistes occidentaux pour tenter de les expulser du pays.
Dans ces conditions, l’armée a très mauvaise presse. «Aucun parent n’accepterait que son enfant ne devienne soldat», tranche Maung. C’est d’autant plus vrai depuis que les militaires ont tiré sur les moines bouddhistes dans les grandes villes du pays en septembre 2007 et qu’ils ont hésité avant d’accepter l’aide internationale pour secourir les sinistrés du cyclone Nargis en mai 2008. «Les gens ont envie de cracher sur l’uniforme vert», s’énerve-t-il.
Mais cette image détestable n’entame en rien la capacité de l’armée à mobiliser de nouvelles recrues. La junte actuelle, au pouvoir depuis 1988, a multiplié par plus de deux ses effectifs. Elle rétribue les civils qui dénichent de nouveaux «volontaires» pour le combat. «Si je trouve un gamin à placer dans une unité, l’armée me donnera au moins 30 dollars, confie une ancienne comptable de l’armée. A la campagne, certains font ainsi des affaires.»
Une fois engagés, les jeunes peuvent difficilement faire machine arrière. «Il faut trouver deux remplaçants. Celui qui trouve deux remplaçants a le droit de quitter l’uniforme», précise-t-elle. De cette façon, l’armée est certaine de ne pas perdre de combattants.
Autre possibilité, demander à l’Organisation internationale du travail (OIT) d’intervenir auprès des autorités birmanes pour obtenir la démobilisation de mineurs. L’an dernier, elle a obtenu la sortie de dix-neuf enfants des rangs de l’armée birmane. C’est peu. «Beaucoup de citoyens ont peur que leur plainte fasse l’objet de représailles», reconnaît Steve Marshall, responsable du bureau de l’OIT à Rangoon.
Tortures et travail forcé
A l’intérieur des casernes, la vie est rude. «Les enfants ne supportent pas les entraînements intenses. La nourriture est exécrable. Ils souffrent de la séparation d’avec leur famille. Ils sont déprimés», explique sous couvert de l’anonymat un enquêteur birman, qui a localisé quarante enfants soldats. Dans ses dossiers, des adolescents qui ont fui l’uniforme, qui se cachent, qui ont été rattrapés, maltraités, etc. « Le cas le plus récent dont j’ai connaissance concerne un homme de 21 ans qui a été enrôlé à l’âge de 12 ans. Il a été torturé car il a tenté de s’échapper à plusieurs reprises. A l’âge de 16 ans, il a réussi à s’enfuir. Mais il a été rattrapé. Il a alors été incarcéré puis transféré dans une mine. J’ai informé l’OIT. Officiellement, le jeune homme a été démobilisé. Mais en fait, il va mal. Il a des problèmes cardiaques, des maladies de peau et il perd du poids», raconte le même enquêteur, qui explique ces problèmes de santé par le travail forcé.
Lui-même a passé deux ans en prison pour avoir mis son nez dans ces affaires d’enrôlement. En détention, il a rencontré un jeune déserteur. Il l’a approché pour poursuivre son enquête. «Les gardiens nous ont séparés.» I
Note : *Les noms et et les lieux ont été changés pour des raisons de sécurité.