Il y peaufinait des tas d'histoires, qu'il commençait et développait sans logique aucune, pour aboutir à des récits tantôt sensationnalistes, tantôt sans queue ni tête, grossièrement inventés, auxquels il ajoutait le piment indispensable pour que le patron tombe dans les filets de l'intrigue et continue à le payer... Mais à présent cette vie d'inventivité était brisée et, revenant sur lui-même, Conrado se dit : Il n'y a pas de doute que mon papi s'est laissé tomber exprès. Pour lui, sans ma mami la vie était vraiment peu de chose ou lui apparaissait comme une immense sottise. Et étant donné sa frustration, je ne pouvais pas être une consolation pour lui. C'était à une foule de choses du même acabit que pensait Conrado en accélérant le pas, malgré l'humidité ondoyante du brouillard précoce (c'était le cas en hiver), mais les vents allaient se lever et dégager le défilé qui le conduisait à tâtons directement vers l'arrêt des autocars. L'arrêt n'était qu'une guérite au toit de chaume avec un toupet de capolin. Mais le souvenir enclin à une révision favorable à son père dissipait ses angoisses, au prix d'un montage aussi spectaculaire que bancal : voir tomber son père était une scène reconstituée dans des tonalités à moitié grisâtres et rêvée de mille façons. Cependant, deux constantes s'imposaient : la plus courante montrait son père battant grotesquement des bras, suffisamment pour flotter dans les airs ; l'autre, plus inattendue, était aussi la plus irréelle : utilisant des cordages comme un artiste de cirque pour freiner sa chute, son père touchait le sol, debout, comme un chat, souriant, sans aucune blessure, incroyable ! Et il lançait à la cantonade : « Ah, vraiment ? Il ne s'est rien passé. » Dans d'autres versions, les subtilités variaient à l'infini, parfois le père ne volait que quelques secondes, parfois on ne distinguait même pas la trajectoire de sa chute et parfois, tel un archange, il allait jusqu'à reprendre son envol... D'autres et caetera tout aussi glauques ? Il y avait des degrés dans l'effroi : des rêves légers transposables non sans angoisse ni effarement. Il en était de même pour l'issue fatale : une fois, une seule fois, il la rêva longuement, à plus forte raison de façon excessive : le choc sur le sol avait dû être presque fantastique... Tout était possible... La tête se détacha et alla rouler maladroitement dans un coin, les bras par ailleurs, et les jambes fléchies, seules, loin, à la dérive, essayant de trépigner. Résultat : il se réveillait dans des hurlements et s'empressait de se signer... Un autre songe grossier dépassa peut-être tous les autres : derrière la lueur d'une pipe s'estompait une silhouette : une pâte blanchâtre se calait dans un fauteuil graisseux, plasticité ressuscitée et dévorée d'envie de bavarder. En sortait la voix du père, passant du grave à l'aigu et glapissant à tue-tête. Ce rêve insolent et crédible était une vraie composition de Conrado : Je suis désormais près de ta mère, mais ici au paradis. Viens vivre avec nous. Jette-toi comme moi du haut du moulin. Écoute-moi et tu verras.
Daniel Sada, L'odyssée barbare, Passage du Nord-Ouest, trad : Claude Fell, P.90-91.
Il y a dans L'odyssée barbare de Daniel Sada un nombre d'histoires différentes impossible à arrêter, figer, fixer quelque part. Les flux fictifs s'échappent oraux des pages du livre et s'entrecroisent au carrefour des chapitres, rarement dans l'ordre, souvent à l'envers de la chronologie, au travers des suites logiques données aux évènements. Ici l'histoire de Conrado, demain une autre. Le récit ou plutôt les récits se consrui(sen)t par strates : on tourne au fond toujours autour du même noyau, le même œil du cyclone, on y revient toujours, jamais par les mêmes carrefours, les couches fictives se multiplient, plus rien n'est vrai ni n'est faux et tout reste fiction. Ici, dans l'histoire de Conrado, toutes les pistes esquissées dans ses propres mirages intérieurs sont réelles. Toutes résolument, irrémédiablement, se sont, un jour ou l'autre, dans un sens ou dans l'autre, réellement produites.