Suite et fin du sixième chapitre :
Celui qui brille à l'intérieur
comme à l'extérieur des cinq enveloppes
est le Puissant, l'Immense.
C'est ainsi que certains l'adorent, à cause de son immensité. 12
"L'Immense" : l'absolu (brahman), ici rapproché de la Puissance, car la racine BRH- ou BRMH-qui veut dire "renforcer", "croître", "grandir". Or la conscience, qui saisit tout mais qui elle-même n'est saisissable par rien d'autre qu'elle-même, est l'essence même de la dilatation, de la transcendance. Les "cinq enveloppes" (kosha) sont cinq strates de l'expérience humaine, décrites dans certaines Upanishads.
Le Puissant est adoré comme Parole,
car bien qu'il soit capable d'énoncer
les quatre modes de la Parole,
il est la Parole transcendante. 13
La Déesse est la Parole (vâc), c'est-à-dire le Mantra parfait qui n'est énoncé qu'une seule fois. Tous les mantras et toutes les langues ne sont que des inflexions de cette Parole originelle. De plus, la Parole enveloppe aussi bien les pensées, les intuitions et, finalement, tous les états de conscience. Les "quatre modes" de la Parole sont quatre étapes de son déploiement à chaque instant : parfaite conscience de soi, intention de parler ou penser, pensée, et enfin parole articulée.
Certains, contemplant ardemment l'Existence,
unissent spontanément
le souffle expiré
qui s'écoule naturellement,
habile à dévorer le souffle inspiré,
à la Puissance. 14
En observant le souffle expiré sans intervenir ("qui s'écoule naturellement"), il ralenti et fini par devenir comme absent, de même que l'inspir. Cette observation se dissout alors dans sa source toujours déjà présente, la conscience.
Certains, amoureux de la Puissance,
se dévouent à la voie du centre en adorant
la Souveraine de la Parole
en forme de Souffle qui s'élance librement. 15
Il s'agit de la même pratique, mais décrite en faisant référence à des images tirées des tantras. "La Souveraine de la Parole en forme de Souffle" est la succession des cycles respiratoires. Son observation est la "récitation de la Déesse Gâyatrî", la récitation suprême, spontanée.
Certains aspirent à la vision de la Puissance
par la pratique de l'énoncé du bourdonnement,
en l'allongeant de plus en plus
depuis la racine du souffle. 16
En récitant "om" ou tout autre équivalent, la conscience s'élève et se dilate pour recouvrer son omniprésence naturelle.
Ceux qui désirent se délecter dans la Puissance
par la pratique "familiale" récitent
Celle qui porte le crâne,
l'Artisane du désir,
avec ou sans parties. 17
Il s'agit d'une pratique érotique de la Shrîvidyâ, fondée à la fois sur la récitation d'un mantra et sur la contemplation du corps féminin. Le disciple de l'auteur propose plusieurs interprétations ésotériques : "Celle qui porte le crâne" (kapâlinîm) est celle qui protège (pâlinîm) ka=l'Immense, le Soi, Shiva. En effet, sans conscience de soi, l'Etre serait moins que rien, comme un corps sans vie. La "pratique familiale" est la pratique ésotérique kaula, c'est-à-dire la pratique de l'union sacrée.
D'autres adeptes kaula
évoquent en leur corps la
Souveraine de la Parole du Tout/du corps/ de l'ensemble des phonèmes,
En réalisant ainsi la Vierge, il contemplent l'Existence, le Puissant. 18
Il s'agit de la fameuse pratique de la kundalinî. Son exposé joue sur les différents sens du mot kula : "corps", "famille", "clan" (des yoginîs), "ensemble" (des phonèmes de l'alphabet sanskrit), "totalités" (des modes de la conscience-parole). Concrètement, la Puissance s'élève de "roue" en "roue", chaque roue rassemblant une partie du "Tout" symbolisée par une partie des lettres de l'alphabet, déployant ainsi tous les modes de la conscience. De A jusqu'à HA, nous avons ainsi AHAM, "je", la complète conscience de soi.
En offrant en oblation
dans le feu de la Puissance
la triade des principes
nommés "Soi", "Science" et "Shiva",
je bois le parfait nectar d'immortalité,
le quatrième Principe. 19
Il s'agit de dépasser, en les intégrant, tous les états possibles, depuis l'inconscience la plus totale jusqu'au Soi lui-même, pour atteindre la quintessence, à savoir la conscience en laquelle dualité et non-dualité coexistent.
En réalisant que l'être, le non être et ce qui les dépasse
sont tous également cette Lumière du Soi,
je me réjouis en mon propre Soi,
Puissance éminente,
Force de toute force. 20
Installé dans la posture du lotus,
le corps égal en chacun de ses membres,
les mains l'une sur l'autre formant une sphère (avec les pouces)
se tenant comme une flamme à l'abri du vent,
désir, perception et activité égales,
sans saisir ni rejeter,
il contemple Shiva, son propre Soi éternel. 21
Il s'agit du "Geste de Shiva", les yeux ouverts, sans dualité entre l'intérieur et l'extérieur. Dans son bref commentaire en hindî, le disciple de l'auteur loue cette pratique d'une façon qui rappelle Dogen : la pratique de zazen est la pratique de l'Eveil de tous les Bouddhas.
Il n'y a pas de doute :
Ce roi des yogas est suprême parmi les yogas suprêmes
pour reconnaître la Lumière du Soi/ l'Evidence,
la Puissance parfaite. 22
Allusion au fameux "yoga royal" (râjayoga).
Fin du sixième chapitre.