Un peu plus de cinq siècles après l'auteur de ces lignes, 60 ans et quatre mois après la Déclaration universelle des droits humains, 22 ans après le prix Nobel de la paix à Amnesty International, on aimerait avoir progressé beaucoup sur la question de 'la question'.
Mais c'est raté. On ne peut que s'indigner à la lecture des mémos de l'Office of legal counsel, qui datent de...2005 (ici, ici, ici, ici, ici et ici, mais attention: âmes sensibles s'abstenir) et qui ont été rendus publics par l'administration Obama. Le plus terrible est que, si choquantes soient-elles, les techniques de torture qui y sont décrites ne sont malheureusement pas un scoop. Non, ce qui rend la chose encore pire, c'est le soigneux, le tatillon raisonnement juridique qui prétend expliquer par A+B que des techniques comme le waterboarding ne constituent pas de la torture. Que cette vénérable méthode, qui compte parmi ses précédents utilisateurs l'Inquisition et les Khmer rouges, ne peut pas être de la torture car bien sûr 'la torture est répugnante pour la loi américaine et internationale' (!) (bas de la page 1).
Ces efforts des juristes attitrés du président Bush, à l'époque, et dont la lecture est difficilement soutenable, sont symptomatiques d'une vraie crise - d'un déni qui semble avoir saisi une bonne part de la classe politique américaine. Même si le président Obama, après quelques hésitations, a interdit la poursuite de ces pratiques, et déclaré qu'il autoriserait une enquête ainsi que la poursuite en justice des auteurs des directives qui les avaient autorisées, il se poursuit autour de ce sujet, dans la politique et dans les commentaires de blogs, une sorte de 'débat' où l'on se croirait revenu tout droit parmi les contemporains de Montaigne, en cela qu'il se trouve des gens pour signer leur nom à la défense de ces pratiques. Et on assiste en face à des argumentations élaborées pour établir que les pratiques décrites sont effectivement de la torture. Un journaliste s'est même fait soumettre à la 'noyade simulée' pour pouvoir déclarer qu'il s'agissait de torture. Qu'il faille aller si loin, on croit rêver.
C'est qu'il n'est pas simple, de surmonter le besoin que son pays soit, nécessairement, dans le vrai. Maureen Dowd souligne aujourd'hui, pour la condamner, l'opinion selon laquelle 'si le président l'a dit, alors c'est légal', mais son commentaire montre aussi la difficulté qu'ont certains de s'en écarter. En France, où un traumatisme similaire a entouré la torture pratiquée en Algérie, les commentaires de Sartre lors de la publication (et de la censure) de La Question d'Henri Alleg avaient un aspect explicitement psychiatrique: 'Il suffit aujourd’hui que deux Français se rencontrent pour qu’il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un... La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose'. Passage difficile à négocier, ça, quel que soit le lieu ou cela se produit. Mais passage crucial, car la mesure avec laquelle la vérité est dite, et les conséquences judiciaires tirées, va déterminer la manière dont la génération suivante vivra son identité.
Et déterminer surtout le risque de récidive. Car si on se prend à se demander 'comment ont-il pu pratiquer de telles horreurs', la réponse est simple, et glaçante: la plupart des humains, si on leur en donne l'ordre, le fera. On vient de répéter la célébrissime expérience de Milgram, et les résultats peuvent se résumer ainsi: disons que vous êtes une centaine à lire ce billet, eh bien 82 d'entre vous seraient, sur ordre, devenus tortionnaires. Autoriser la torture, c'est donc l'équivalent psychologique de laisser entrer une épidémie d'Ebola dans une prison: les gardiens ont plus de marge de manœuvre que les prisonniers pour y échapper, mais à peine. Et à devenir tortionnaire, on devient victime en même temps que bourreau. Ceux qui ont introduit le virus, ouvert la porte, autorisé cela, c'est au minimum ceux-là qui doivent répondre à la justice.
Mais bien négocier ce passage est d'autant plus difficile qu'un nombre important de personnes sont prises dans une sorte de crampe mentale autour de ce sujet. Les efforts des juristes pour exclure le waterboarding du champ de la torture; la quasi banalisation de l'isolement prolongé; l'idée absurde que l'on pourrait définir la torture en définissant des techniques autorisées ou interdites, alors que l'imagination humaine ne connait pas de bornes -et n'a pas besoin d'outils sophistiqués- lorsqu'il s'agit d'humilier, de dégrader, de briser l'identité de son semblable...autant d'exemples de notre capacité à raisonner à côté de la plaque.
Même si une enquête indépendante apparaît plus vraisemblable qu'il y a 10 jours, donc, ce n'est de loin pas encore fait. Amnesty International USA milite dans ce sens depuis longtemps, et votre aide ne serait sans doute pas de trop...