C’est un peu à reculons que je suis allé voir Sœur sourire, le film de Stijn Coninx consacré à cette nonne chantante qui a réussi, en 1963, à vendre autant voir plus de disques que Les Beatles ou Elvis Presley…
Pour moi, le personnage n’évoquait que la chanson un peu kitsch qui l’a fait connaître, « Dominique ». Une bondieuserie d’une naïveté charmante, au refrain entêtant « Dominique, nique, nique, s’en allait tout simplement, routier pauvre et chantant… En tous chemins, en tous lieux, il ne parle que du bon Dieu… ». Pas de quoi me faire me précipiter dans une salle de cinéma pour découvrir sa biographie…
J’y suis allé quand même, et j’ai été surpris, car j’ignorais totalement le reste de son histoire, nettement moins sage et bien plus tragique…
Si Jeanine Deckers a décidé d’entrer dans les ordres, ce n’était pas vraiment par vocation. Elle était certes croyante, mais son rêve était surtout de pouvoir partir en Afrique et d’aider, d’une manière ou d’une autre, les peuples en souffrance.
Sa mère, une femme revêche qui ne lui manifestait jamais aucune marque d’affection, a refusé de l’aider à atteindre ce but. Elle s’est d’ailleurs opposée à toute forme d’études qui aurait pu permettre à la jeune fille d’échapper au carcan familial et à s’éloigner du destin qu’elle lui réservait, reprendre la boulangerie familiale. Exit, donc, le rêve africain. Exit, les études artistiques que Jeanine avait entamées…
Alors, afin d’échapper à l’autorité maternelle, cette dernière a décidé d’entrer au couvent. Elle pensait que de là, elle pourrait devenir missionnaire et partir aider les enfants d’Afrique. Mais très vite, elle a réalisé qu’elle s’était enfermée dans un lieu encore plus étouffant que la cellule familiale. On lui a appris qu’elle devrait patienter au moins six longues années cloîtrée dans le couvent avant d’espérer pouvoir être envoyée en mission. Et six ans, c’est long quand on est avide de liberté et que les règles qui régissent la vie de la communauté religieuse sont aussi strictes et archaïques… La nourriture était rationnée, les marques de fantaisie, réprimées. Ses courriers étaient interceptés et on lui a même confisqué sa précieuse guitare…
… Jusqu’au jour où la mère supérieure, femme moins coincée qu’elle n’en avait l’air, décida de lui restituer, afin de lui redonner un peu d’entrain et de joie de vivre. Ceci a changé la vie de Jeanine, devenue entretemps sœur Luc-Gabrielle. Elle a composé nombre de chansons d’inspiration religieuse, dans le but de créer de nouvelles vocations auprès des jeunes filles venues visiter l’institution.
Un jour, son talent a été remarqué par un des responsables en communication de l’Eglise Catholique, qui a décidé d’exploiter le potentiel de la chanson « Dominique », et de commercialiser un 45 tours. La société Phillips, charmée par l’entrain de ces nonnes chantantes, Jeanine en tête, a signé un contrat avec les responsables catholiques, et sorti le disque, qui s’est vite vu propulser en tête des ventes. Tout le monde a profité de ce succès phénoménal – le producteur, l’Eglise Catholique, le couvent – sauf Jeanine, qui, ayant fait vœu de pauvreté, a dû renoncer à ses bénéfices et ses droits d’auteur. Pire, on lui a caché le succès de sa chanson…
Mais l’information n’est pas restée secrète bien longtemps. Les média, curieux de savoir qui se cachait derrière cette nonne vue de dos sur la pochette du disque, affublée du surnom de « Sœur Sourire » et ont vite localisé le couvent. Dès lors, Jeanine a été exposée aux micros, aux caméras et à la célébrité. De quoi tourner la tête à cette jeune femme avide de reconnaissance.
Ses supérieures ont bien essayé de la tenir loin de cette gloire subite, en décidant de l’envoyer plus tôt que prévu en mission, mais c’était trop tard. La jeune femme était déterminée à continuer dans la voie de la chanson et à faire des tournées pour transmettre sa version de la bonne parole…
Se heurtant au refus de ses supérieurs, par ailleurs choqués par certaines de ses chansons trop avant-gardistes, elle a alors décidé d’abandonner la robe et la cornette, et de reprendre son indépendance. Mais l’Eglise lui a mis des bâtons dans les roues. Elle lui a refusé le droit de chanter sous le nom de « Sœur Sourire », et a fait pression pour que ses concerts soient boycottés.
Cela a constitué le point de départ de la descente aux enfers – si j’ose m’exprimer ainsi – de Jeanine Deckers. Victime de révélations sur sa liaison homosexuelle avec Annie Pêcher, elle s’est vue rejetée par sa famille et son ancienne communauté. Elle n’a jamais pu vivre réellement de son talent, et a peu à peu été oubliée du public… Mais pas du fisc, qui lui réclamait des sommes qu’elle n’a jamais touchées, fruit estimé du succès colossal de sa première chanson. En pleine dépression, elle s’est suicidée avec sa compagne, le 29 mars 1985…
La biographie de Jeanine Deckers, c’est finalement le symbole tragique d’une liberté constamment étouffée. Le portrait d’une artiste rebelle qui n’a pas réussi à trouver sa place dans un monde alors en pleine mutation. Ses chansons étaient considérées comme trop ringardes, trop pleines de bons sentiments pour les amateurs de rock ou de chanson engagée, mais trop audacieuses pour le Vatican et un public ayant en tête l’image de la « gentille » Sœur sourire… On peut penser ce que l’on veut de ses chansons souvent naïves, mais la lutte de cette femme pour gagner son autonomie et garantir sa liberté ne peut que susciter une certaine admiration…
Pour incarner ce personnage complexe, tiraillé entre une foi sincère et un réel besoin d’émancipation, le cinéaste a eu la bonne idée de faire appel à Cécile de France. L’actrice s’est beaucoup impliquée dans le projet. Elle s’est glissée dans la peau du personnage en apprenant ses chansons, qu’elle interprète d’ailleurs elle-même à l’écran. Son charme, sa gouaille, mais surtout son incroyable énergie, communicative, font merveille dans le rôle de cette rebelle au grand cœur.
Elle est épaulée par certains des meilleurs acteurs belges : Jo Deseure (la mère), Jan Decleir (le père), Marie Kremer (Françoise, la cousine), Sandrine Blancke (Annie), Chris Lomme (la mère supérieure), Filip Peeters (l’imprésario), Christelle Cornille (Sœur Christine),…
Grâce à ce casting solide, l’ensemble est plutôt agréable à suivre. Dommage que la mise en scène de Stijn Coninx soit un peu trop sage, trop platement illustrative…
Autre défaut, plus gênant : le déséquilibre entre les deux parties du film. Si la vie au couvent et la fulgurante ascension de Sœur Sourire sont patiemment et soigneusement décrites, la seconde vie de Jeanine Deckers, entre misère et anonymat, est très rapidement expédiée, et prend de surcroît quelques libertés avec la biographie officielle. Rallonger un film qui dure déjà deux heures aurait sans doute été un mauvais calcul sur le plan commercial, mais les difficultés rencontrées par la chanteuse à la fin de sa vie auraient mérité d’être un peu plus développées à l’écran. On reste du coup sur une impression assez mitigée, qui porte préjudice à la globalité de l’œuvre.
Car Sœur Sourire, malgré sa construction un peu bancale et sa mise en scène très plan-plan, est un biopic finalement assez intéressant, qui éclaire différemment le portrait d’une personnalité un peu vite oubliée, que la postérité a, hélas, réduit à un titre unique (nique, nique…)
Note :
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