Les plus fidèles de mes lecteurs se rappelleront sans doute qu’en 2007, j’avais eu un énorme coup de cœur pour un film israélien intitulé Les méduses. Un chef d’œuvre magistralement construit et réalisé, qui traitait du thème de la féminité à travers de petites scènes du quotidien, et de trois petites histoires indépendantes les unes des autres, mais subtilement reliées par des récurrences visuelles.
L’un des réalisateurs de ce petit bijou s’appelait Etgar Keret (1). Il a par ailleurs écrit plusieurs recueils de nouvelles (2), où l’on retrouve la même qualité d’écriture, la même finesse d’observation de la vie de ses contemporains, leurs petits bonheurs, leurs petits drames, et un univers qui flirte volontiers avec le fantastique ou l’onirisme.
La cinéaste Tatia Rosenthal est depuis longtemps admiratrice du travail de Keret. Ensemble, ils avaient adapté une de ses nouvelles et cosigné un court-métrage d’animation remarqué, A buck’s worth.
Elle a repris ce court récit, qui voit la rencontre d’un homme ordinaire, assez terne, et d’un SDF dépressif, pour servir d’introduction à son premier long-métrage. Elle a ensuite sélectionné, parmi les histoires de Keret, six autres récits qu’elle et l’écrivain ont reliés les uns aux autres, en faisant des différents protagonistes les membres d’une même famille ou les habitants d’un même immeuble.
La première histoire, qui donne au film à la fois sa thématique centrale et son titre, Le sens de la vie pour 9,99$, est centrée sur un jeune chômeur qui cherche sa place dans la société et qui se laisse tenter par un de ces ouvrages de psychologie de bazar à bon marché, censés donner des réponses simples à des questions complexes, comme le but de notre présence sur terre. Il est tellement obnubilé par l’achat qu’il vient de faire qu’il ne voit pas le malaise éprouvé par son père, l’homme du récit introductif, ébranlé par la misère humaine et la mort qui rôde autour de lui, ni le bonheur de son frère aîné, tombé amoureux d’un célèbre mannequin qui aime les hommes parfaitement épilés, voire… euh… vous verrez !
Quand il n’est pas avec sa belle, le frangin travaille comme agent de recouvrement. Il est notamment chargé de récupérer les meubles d’un voisin, un prestidigitateur autrefois célèbre.
Mais, dans ce monde en crise, la magie n’a plus tout à fait sa place… Même le merveilleux est teinté de cynisme ou d’amertume, comme le montre le récit de ce vieillard désespérément seul, qui se heurte à l’indifférence de son entourage et qui va finir par trouver une oreille plus ou moins attentive auprès d’un drôle d’ange. Celui-ci ne correspond pas vraiment à l’idée qu’on se fait d’un messager divin. Il ne sait pas voler et prétend que le Paradis ressemble à la « Sunshine Coast » (3). En fait, il ressemble surtout à un parfait squatteur…
Les deux derniers récits montrent un jeune homme immature, qui, sur le point de demander en mariage sa copine, se fait plaquer et se réfugie dans l’alcool et le haschich, au point d’être hanté par des zonards microscopiques, et un petit garçon, qui s’attache au cochon-tirelire qui lui a été offert.
Chacun de ces personnages illustre une peur, une angoisse : peur de la solitude, peur de ne pas être aimé, peur de s’engager, angoisse de se retrouver à la rue,… Et, évidemment, peur de la mort – qui peut frapper n’importe qui, n’importe quand - et de ce qu’il y a éventuellement après…
Chacun d’entre eux est également à la recherche de quelque chose d’essentiel : d’affection, d’amour, de reconnaissance ou d’attention, de nouvelle jeunesse ou de maturité, de confort spirituel ou matériel, de certitudes, de rêves… Autant de petits riens qui façonnent une vie, qui la structurent.
Prises isolément, ces courtes histoires semblent gentiment loufoques, simples et un peu anecdotiques. Mais mises bout à bout, elles forment un ensemble d’une densité et d’une profondeur rares, qui saura toucher un large public. D’ailleurs, il n’est à aucun moment précisé le lieu où se déroule l’action, pour bien montrer que le film et les thèmes qu’il aborde sont universels.
Pour mettre en images ce recueil de belles histoires, Tatia Rosenthal a une nouvelle fois choisi la voie du film d’animation. Déjà parce qu’elle a jugé que c’était le meilleur moyen de faire accepter ces récits teintés de fantastique et de merveilleux. Ensuite parce qu’elle maîtrise ce moyen d’expression – des figurines en plasticine animées image par image - et qu’elle a encore progressé au niveau de l’esthétique et de la fluidité de l’animation. Evidemment, on est loin de la beauté des productions Aardman, mais on n’est pas dans un film destiné aux enfants (euh… non : suicides, nudité, sexe, alcool et drogue, je ne pense pas que ce soit très approprié pour les plus jeunes…) et la rudesse des traits des personnages apporte au contraire un charme supplémentaire à l’ensemble. L’important, c’est que la cinéaste arrive à restituer les expressions sur les visages de ses personnages animés, et à faire naître l’émotion.
On peut bien sûr préférer les films avec des acteurs de chair et de sang, et considérer que Les méduses, qui alliait la même verve narrative à une impressionnante recherche esthétique, était supérieur à l’œuvre de Tatia Rosenthal. Mais les qualités de ce beau film d’animation sont indéniables, et méritent d’être défendues dans ces colonnes. D’autant que le film a eu du mal à se monter : les grands studios hollywoodiens, à qui le script a été initialement proposé, ont été effrayés par le côté adulte de l’œuvre et n’ont accepté de le financer qu’à la condition de réécriture et de coupes drastiques. Comme il était hors de question de modifier une ligne du scénario, et que ni les producteurs israéliens, ni le circuit indépendant américain n’offraient un confort de travail suffisant, la cinéaste s’est tournée vers… l’Australie et le producteur Emile Sherman.
Alors que d’autres œuvres chorales plus ambitieuses échouent lamentablement à trouver l’équilibre entre leurs différents récits, Le sens de la vie pour 9,99$ réussit à traiter avec équité chaque personnage, et, à travers ses petites tranches de vie à la fois graves et pleine d’un humour décapant, à aborder une multitude de sujets de société.
Le message est personnifié par le cochon-tirelire. Son propriétaire constate que « quand on lui donne une pièce, il sourit », mais que « quand on ne lui donne rien, il sourit toujours ». Même en pleine épidémie de grippe porcine, il sourit… Bref, il se contente de ce qu’il a et est heureux comme ça. Et son sourire est hautement communicatif…
Donc, profitez donc de la vie et des beaux films comme celui-ci. D’accord, la place de cinéma coûte maintenant pas loin de 9,99 €, mais pour 1h15 de bonheur, ça n’est pas si excessif…
Note :
(1) : Il a coréalisé le film avec sa compagne Shira Geffen, qui s'est occupée seule du scénario. Mais les deux auteurs ont la même vision des choses, le même style d'écriture et leur travail cinématographique comme littéraire est très complémentaire, très fusionnel.
(2) : "La colo de Kneller", "Un homme sans tête", "Crise d'asthme" , "Pipelines" d'Etgar Keret – ed. Actes Sud
(3) : la Sunshine Coast est un un endroit touristique de la côte est australienne, au nord de Brisbane. Mais il s'agit juste d'une façon très personnelle, et limitée aux connaissances du personnage, de représenter l'Eden et le Paradis.