Intéressant de lire cet opus après Lira bien qui lira le dernier et L'écrivain et son double. Pas seulement parce qu'il s'ouvre sur cette citation de Pavese, que vous connaissez bien désormais, « Les malheurs ne suffisent pas pour faire d'un con une personne intelligente », mais parce qu'il permet d'approcher un peu plus l'homme qu'est Hubert Nyssen. Il me semble que le lecteur comprend mieux son itinéraire.
Chemins qui l'ont conduit à créer, avec d'autres, un journal, Le Potulan. Si l'homme montre un goût certain pour le questionnement, le doute, cela ne l'empêche pas de trouver des réponses. Mais tout cela est un processus long, minutieux. Pas étonnant qu'Hubert Nyssen ait été proche de François Mitterrand, lui qui aimait tant donner du temps au temps – rappelons tout de même que la phrase est de Cervantes et non de l'ancien Président de la République -. Temps de la réflexion dans une société qui va vite – l'évolution technique et technologique impressionne beaucoup l'auteur-éditeur -, y compris pour se débarrasser des siens:
« Ces réflexions me firent comprendre que l'abolitionnisme de Hugo constituait une sorte de réquisitoire intégral, polyvalent, universel contre toutes les sortes d'atteinte à la vie. Cette reconnaissance fut pour moi tragiquement éclairée le jour où, sous mes yeux, je vis un officier ennemi abattre à coups de revolver un pauvre bougre qui n'avait sans doute commis d'autre faute que d'être un juif ou un papy résistant. »
Mais l'opiniâtreté de Hubert Nyssen se heurte parfois à des obstacles qu'on croirait pourtant d'un autre temps. Exemple lorsqu'il raconte son impossibilité de publier la correspondance entre Jean Giono et Blanche Meyer, enregistrée à la bibliothèque Beinecke de Yale, aux États-Unis pour d'obscures raisons de succession. Une déception qu'Hubert Nyssen évoque dans Quand tu seras à Proust, la guerre sera finie dont je vous parlerai ici-même très prochainement.
Obstacles, donc, mais qui n'abattent pas Hubert Nyssen. L'homme n'est peut-être pas aussi solide qu'un roc mais chez lui l'envie est enracinée. Pas étonnant pour un tel amoureux des arbres qui nous rappelle cette citation de Victor Hugo.
« L'amour est comme un arbre. Il pousse de lui-même. »
Plus loin:
« Entre la passion du langage et la fascination pour les arbres il y a des connivences qui, dans mon univers ne cessent de se déployer en bas de leurs racines et en haut de leurs ramures. »
Il faut s'être rendu dans cette belle demeure où vivent Hubert Nyssen et son épouse Christine Le Bœuf pour comprendre tout cela. Mais comme vous n'aurez pas tous la chance d'être convié dans ce magnifique mas, je vous invite à goûter ces lignes qui montrent l'extraordinaire sensibilité de cet homme dès lors qu'il est question du monde végétal. Dans le passage suivant, il est question d'un mûrier que le couple avait dans leur jardin:
« Son feuillage, dès le printemps et selon les vents, avait des frémissements symphoniques ou des bruissements lyriques qui nous enchantaient, le mûrier était devenu, au plein sens du terme, un arbre de compagnie, en vertu de quoi nous lui pardonnions le gluant tapis de petites mûres noires et immangeables dont, une fois l'an, il couvrait le sol. Un matin, après une nuit de fort mistral, nous nous sommes un instant demandé, ma femme et moi, pourquoi il y avait un si grand trou dans le ciel. Nous n'avons pas tardé à comprendre, le mûrier était couché dans l'herbe. Nous avons pris le deuil et nous avons fait débiter l'arbre avec la sale impression qu'on désossait un cadavre. Son beau bois, blond et rosé, pendant longtemps, quand nous mettions le feu aux bûches dans notre cheminée, nous a fait rêver, non seulement à la compagnie que le mûrier nous avait accordée pendant quelques années, mais à la part qu'il avait prise, avant notre arrivée, et même avant notre naissance, dans le village qui était devenu le nôtre. »
J'aime que cet enracinement, chez Hubert Nyssen, ne soit pas replié sur lui-même. Pas de risque ici d'enfermement, de misanthropie sous prétexte que la terre, elle, ne mentirait pas. En ce sens, cet homme n'est pas un campagnard par opposition au citadin. Il est les deux à la fois. Double, Doppelgänger, comme on dit en allemand. On en revient toujours là. Et si l'auteur-éditeur attire notre attention, comme dans le passage suivant, sur ces convois, c'est pour pousser le lecteur à une réflexion sur le toujours plus: toujours plus de technique. Mais où est l'amour des choses bien faites ?
« Que les arbres ne soient pas à la portée de tous, là où je vis, je me le rappelle chaque fois que je vois passer sur la route l'un de ces grands camions qui viennent d'Espagne et transportent, avec leur immense motte de terre prise dans des toiles ou dans un bac de bois, des oliviers pluri-centenaires destinés à orner des propriétés acquises par des gens qui ont autre chose à faire que de regarder pousser des arbres. Comme on est loin alors de la passion et du soin avec lesquels les Roumanille et autres Mistral, à leurs charretiers partis loin dans l'Est, jusqu'en profonde Russie, pour y porter les graines et semences cultivées en Provence, donnaient jadis consigne de ramener de jeunes arbres inconnus ici »
Et l'on se met à penser que cette Provence est quand même un jardin d'Eden pour Hubert Nyssen, lui qui nous rappelle pourtant que Le Paradou, où il vit, « ne veut pas dire « Paradis » mais, avec son étymon latin, parare, désigne le moulin à foulon, un lieu où l'apprêt du drap avec les cœurs de chardon ne constituait pas un travail particulièrement paradisiaque. »
Puisque c'est Hubert Nyssen qui le dit.