De quelle manière rendre compte d’un recueil, lorsqu’on
se laisse happer par lui ?
Les vrais beaux grands livres sont rares, et celui de Gabrielle Althen,
illustré par Pierre Mézin, en est incontestablement un (du moins en ce qui me
concerne).
La lecture, la découverte d’un beau livre, cela vous transporte. Cela vous
irrigue, cela vous remue à l’intérieur, cela vous bouleverse.
Assez peu d’ouvrages possèdent un pareil pouvoir, chacun le sait. Reste que
chaque beau vers de Gabrielle Althen nous empoigne, nous oblige à faire corps
avec lui.
Chaque beau vers de Gabrielle Althen débouche sur notre mutisme, notre stupeur
face à cette aisance qu’il a à se dépasser lui-même.
Certes, l’entrée pleine et réelle dans cette poésie se mérite. Elle réclame un
certain effort, l’effort dont parle Jean-Paul de Dadelsen, cité par l’auteur.
Voilà donc un livre qui, en quelque sorte, nous oblige à plonger en lui. Il
nous happe, je l’ai dit, de par sa puissance, sa profondeur caverneuse comme de
par sa limpidité fulgurante.
Quatre chapitres, 108 pages (si je les ai bien comptées), par conséquent de
nombreux poèmes, en grande majorité longs et utilisant le vers libre (quoique
l’on note également la présence de poèmes très courts et de ce qu’il est
convenu d’appeler des proses poétiques), le tout ponctué, en écho, de
magnifiques dessins de Pierre Mézin tout à la fois heurtés et fluides, jouant
uniquement sur trois tons : le gris, le bleu nuancé et le noir, à mi chemin
entre la calligraphie et la peinture abstraite et agrémentés fréquemment d’un tronçon de vers de l’écrivain ( auquel, sans doute, le
plasticien a particulièrement réagi). Voilà pour la forme. Maintenant, le fond.
Là, je vais me répéter : une telle richesse se passe de commentaire.
Alors ? Comme dit Gabrielle Althen : « Que faire mon cœur /
Quand on ne sait que faire ? ». Par quel bout prendre la complexité
d’une telle poésie ?
« Tu habites mal », nous prévient l’auteur au décours d’un de ses
poèmes. « Habiter »…c’est peut-être cela, le maître-mot de Gabrielle
Althen. Sa poésie n’est pas seulement inspirée, elle est habitée. Elle se veut
témoin, avant toute chose, de la présence.
Présence de l’homme, de sa nature, de sa condition, de sa perception (« Toute
l’étendue de ton visage / Séparée de toi »), de son angoisse, de sa pensée
qui est « fracture » mais qui cherche à s’emparer de l’espace, de son
déchirement entre le Bien et le Mal (« L’homme continue de marcher / Entre
son charme et sa méchanceté », « Pourquoi cette limpidité me
conduit-elle au noir ? / Dit l’homme assis par terre »), entre sa
« véracité » et celle de ses propres « doubles »
(« Qui serai-je moi-même à côté de moi-même »), en un mot de son insondable,
douloureuse complexité.
Présence de la nature, dont notre auteur envie
l’ « Acquiescement », la fascinante possibilité de se suffire à
elle-même (d’où le titre d’un des poèmes en début de recueil, une citation
d’Eschyle : « La vie suffit »).
Présence du « Dieu perdu » qui, par-delà les références chrétiennes
omniprésentes, est appréhendé comme l’intemporalité originelle (« l’ange /
Précédant ce qui est »), comme quelque chose qui nous dépasse
(« Quelle est pourtant là-bas la chose / Que je sens qui
respire ? » ; « l’entrelacs des lignes / Qu’on ne voit
pas »).
L’injonction de Gabrielle Althen, c’est celle de cesser de chercher des
ailleurs. En s’aidant de sa vision très synthétique, très circulaire, très
réflexive, elle essaie de nous faire partager ce qu’elle sent de manière confuse mais cependant
très impérieuse : « Mais le regard manque au regard » (nous ne
regardons pas vraiment) ; il existe un espace hors de tout doute, un lieu
où « n’être que de là » qu’elle nomme le « lieu simple »,
le « simple pain sans craquelures ».
Gabrielle Althen a une conscience aiguë que la pensée, le langage sont prise de
distance, vecteurs de séparation qui expliquent le drame de la conscience humaine
(« On ne peut occulter la douleur » ; « Et ta pensée se
pense et tu risques ta vie »).
D’ailleurs, la pensée ne serait-elle pas à l’origine de « l’ennui »,
cet « ennui » proprement humain qui, avec le manque, le vent (omniprésente force de la nature qui
nettoie et disperse, qui se veut, en somme, le signe de la présence de l’espace, de « L’étendue marchant
seule »), l’amour, le très chrétien « cœur fondateur », obsède
Gabrielle Althen ?
Pour Gabrielle Althen, l’homme navigue « En aveugle à tâtons » ;
elle l’interpelle dans son langage métaphorique, parabolique : « Tu
vas parmi les arbres chercher l’arbre », ce qui veut bien dire ce que ça
veut dire : ce que nous cherchons nous entoure, nous passons toujours à
côté, en fait, nous avons trouvé mais nous ne savons pas que nous avons trouvé,
seule, notre perception est en cause (quel étrange malentendu !)
Le tragique de l’homme, c’est que sa nature même le condamne à ne pas savoir. A
ne pas savoir quoi ? Eh bien, qu’ « Ailleurs commence ici / Ici
commence ailleurs ».
Gabrielle Althen exhorte le « vide Étranger » à revenir vers la
sagesse, dont le nature et l’immanence du monde lui montrent l’exemple. C’est
en ce sens que son recueil acquiert une dimension philosophique.
Souvent, ce poète paraît cultiver un sens très développé du paradoxe, de
l’ambivalence. C’est, à coup sûr, parce que Gabrielle Althen travaille à la
réunion des contraires. Cette démarche est essentiellement sous-tendue par
trois facteurs : la perception toute spontanée et toute frémissante
qu’elle a de l’unité profonde du monde (ce monde avec lequel elle se propose de
réconcilier l’homme), l’aspiration à réunir, à « établir cette
synthèse » (qui implique « toujours, tu apprivoiseras le
manque »), seule source d’équilibre possible, enfin, la conviction :
foi chrétienne, qui l’amène à parler d’ « amour », du fameux amour-agapè,
facteur d’union universelle, présent dans toutes les religions (n’oublions pas
que dans le vocable « religion », il y a « relier »).
C’est dans l’ « entre » que Gabrielle Althen cherche une solution.
Parce qu’à ses yeux, l’ « entre » unit. Parce qu’elle le regarde
comme un pont, un trait d’union entre les choses, un remède à la
« fragmentation », là où les autres voient le contraire.
L’homme, de toute façon, n’est-il pas une créature de l’
« entre » ? Ne sommes-nous pas, tous autant que nous sommes
« miroirs fugaces de miroirs » ?
Ce que Gabrielle Althen nous propose, c’est une démarche d’acceptation,
d’ « acquiescement », selon son propre terme déjà cité.
Acquiescement à ce qui est. Acquiescement à ce qui est éternelle recombinaison
des éléments. Acquiescement apanage des bêtes, des choses immobiles, de la
nature d’avant l’inquiétude de l’homme.
Pourtant, la question reste présente (« Où est mon cœur / Distant de
moi ? »). Jamais rien, bien entendu, n’est à l’abri du vacillement,
de la fragilité, de la précarité (« lorsque le jour ne tient à
rien »). Et, surtout, ne l’oublions jamais, tout fait retour sur soi-même.
La présence, si chère à notre auteur, peut toujours se renverser en absence.
Voici pourquoi, peut-être, les textes de Gabrielle Althen fourmillent de points
d’interrogation. Pour elle, conviction et points d’interrogations se
complètent, se répondent.
Gabrielle Althen se situe sur le versant « féminin » du monde.
D’instinct, elle sait combien les choses – surtout humaines – ne sont pas
claires. Mais elle sait aussi transmuer, par la limpide magie de ses vers,
autant que par son étrange, profonde sagesse (laquelle semble, quelquefois, à
la limite de la révolte contre la connaissance, contre la volonté de savoir).
Mélange rare !
Redisons-le, ses images semblent des météores fulgurants, qui tombent.
Jugez-en : « la matière seule dit ce qui n’est pas la
matière » ; « m’échappait la clarté, la merveilleuse
clarté, que l’on ne voit jamais, que l’on ne touche pas et qui, la pure
fugitive, reconduit doucement l’invisible au visible » ; « Je pensais si fort qu’une fêlure se
dessina dans le ciel d’été » ; « C’est la beauté qui n’a
pas de secret parce qu’elle est un secret » (l’être se passe de l’avoir).
Haute poésie, donc. Mais aussi haute spiritualité, haute réflexion. Un de ces
livres guère loin d’être inépuisables, qui enrichissent et qui, en tout cas,
nous saisissent d’un indéniable, profond respect.
©Patricia
Laranco