Un ingénieur français en rêvait déjà en 1927 ! Dans L'Eveil économique de l'Indochine, on s'enthousiasmait pour le potentiel hydroélectrique du plateau du Nakaï, au Laos, et de la rivière Nam Theun qui serpente entre le Mékong et la chaîne Annamitique. Quatre-vingt-deux ans ont passé et le rêve se réalise. Au profit d'EDF, constructeur de Nam Theun 2 (NT2), mais aussi du pays : exemple de ce que des investissements dans les infrastructures hydroliques parviennent à initier un cercle vertueux en matière économique.
Le barrage (1 070 mégawatts), bâti avec le soutien de la Banque mondiale, commencera à produire ses premiers kilowattheures fin 2009. L'Etat laotien touchera alors les premiers dividendes d'un projet qui doit lui rapporter 2 milliards de dollars (1,5 milliard d'euros) jusqu'en 2035, quand la Nam Theun Power Company (NTPC) lui cédera l'ouvrage. "La première fois que je suis venu sur le site, c'était en 1984. Pour moi, c'est l'aboutissement de vingt-cinq ans de travail", a raconté au Monde Soulivong Daravong, ministre de l'énergie et des mines, en contemplant le toit en forme de pagode de la centrale électrique.
Il n'y avait pas encore de route d'accès au Mékong et les habitants vivaient une partie de l'année de cueillette et de chasse, une fois épuisée la récolte du riz cultivé sur brûlis après une désastreuse déforestation. "NT2, souligne-t-il, est important pour l'éradication de la pauvreté." Le Laos, qui figure parmi les 42 pays les moins avancés (PMA) recensés par les Nations unies, a peu de ressources : des bois précieux, de l'or, du cuivre... Et une hydrographie qui a réveillé, à Vientiane - la capitale -, le rêve de faire de cette petite nation "la pile électrique" du Sud-Est asiatique.
NT2 est le plus gros investissement étranger jamais réalisé dans le pays. "C'est un projet de 1,5 milliard de dollars, un chantier qui a nécessité 70 millions d'heures de travail et employé 9 000 personnes au plus fort des travaux, dont 80 % de Laotiens", résume Jean-Christophe Philbe, patron d'EDF pour l'Asie du Sud-Est. Il a mobilisé plus de 100 millions de dollars pour prévenir les conséquences humaines et écologiques, qui ont souvent été le prix payé par les populations pour ces grands ouvrages. La Banque mondiale y avait renoncé dans les années 1990 sous la pression des organisations non gouvernementales (ONG) : les gains économiques ne compensaient pas les dégâts sociaux. En 2005, elle a donné son blanc-seing à NT2. A condition que ses promoteurs s'engagent à ce que les populations en sortent gagnantes.
Le barrage devra d'abord bénéficier aux 6 200 habitants du plateau et aux 80 000 personnes affectées pas le rejet des eaux en aval. NTPC veut doubler le revenu annuel par famille d'ici à 2013 pour qu'il atteigne 800 dollars et rejoigne le niveau de vie moyen du paysan lao. "Nous n'avons pas voulu indemniser les 6 200 personnes déplacées, mais leur donner les moyens de développer de nouvelles activités", explique M. Philbe : un bateau de pêche pour deux familles, une scierie pour exploiter la forêt communautaire donnée en concession, un lopin de terre de 0,66 hectare par foyer, un système de microcrédit pour soutenir le commerce...
A Sop On, un des quinze villages reconstruits au bord du réservoir, les maisons sur pilotis dotées de l'électricité, alignées le long des rues poussiéreuses, ont remplacé des masures de bambou tressé. Au milieu des cours trône souvent une grande antenne parabolique. Khamsi, responsable de l'association des femmes lao, a fait ses comptes : "J'ai augmenté mes revenus, ma vie s'est améliorée, c'est sûr ! Pour rien au monde je ne reviendrais à ma vie d'avant." Seules une soixantaine de familles n'ont pas pu s'adapter.
NT2 doit aussi être un levier de développement pour l'ensemble du pays - sous le contrôle de la Banque mondiale. Cette dernière a exigé que les 80 millions de dollars que l'Etat tirera chaque année de la vente de l'électricité (95 % à la Thaïlande) soient consacrés à des activités économiques et des projets sociaux (santé, éducation...). Ces rentrées représentent une hausse de 6 % de la richesse nationale. Et davantage quand l'Etat, devenu propriétaire de l'ouvrage, engrangera 250 millions de dollars.
Que restera-t-il alors d'un projet dont EDF veut faire sa "carte de visite" et la Banque mondiale "une référence" ? "En aidant à son retour, nous avons fait pour le développement de l'hydraulique dans le monde", se félicite Jean-François Astolfi, directeur de cette division chez EDF. "Ici, la politique de la Banque mondiale rejoint celle du Laos", renchérit le ministre de l'énergie. Pourtant associées au déroulement du projet à travers forums et visites, les ONG restent hostiles. Elles s'inquiètent de la dégradation de la qualité de l'eau du réservoir, de la faculté d'adaptation des populations et de la capacité du gouvernement à bien gérer l'ouvrage après le départ des concessionnaires.