J’ai quitté mon immeuble à 6 h 15 du matin, le soleil ne s’était pas encore levé mais le ciel commençait à s’éclaircir. Il y avait ces couleurs en devenir, comme si un peintre invisible travaillait une aquarelle sous mes yeux, lesquels étaient encore brûlants d’irréalité. A l’arrêt du bus, c’était déjà l’aube, blafarde, sous laquelle titubaient de jeunes gens qui riaient en hoquetant : le rire de la fatigue physique et nerveuse. Les filles tremblaient en serrant leurs blousons courts contre elles, bras croisés sur la poitrine, épaules rentrées. Je venais de me réveiller et je n’avais pas froid, au contraire, la température me paraissait anormalement douce. La peau encore chaude, je sentais le gel douche et le parfum ; eux la sueur et l’alcool. Je les ai trouvés touchants, “les paumés du petit matin”, sans doute parce que j’aurais pu être à leur place dans une autre lumière blême.
Je me suis assise sur un banc du quai bordé de pigeons. Le soleil était apparu, il se reflétait sur les vitres d’un hôtel. J’y ai dormi lors de ma première venue à Lyon – 2002 ? 2003 ? Ce n’est pas important – la veille d’un concours. Je me revois dans la chambre anonyme, seule et angoissée par l’examen. J’avais hésité à téléphoner uniquement pour entendre une voix, puis j’avais finalement sorti un bloc-notes. Je visualise la première phrase : je suis dans la chambre 126 d’un hôtel à Lyon à côté de la gare. Je ne sais pas ce qu’est devenue cette portion de mon journal ni quelles étaient les phrases suivantes. En tout cas, je voyais la gare depuis la fenêtre, sans me douter que je la traverserai aussi souvent quelques années plus tard.
La voix féminine égrenait inlassablement : les horaires, les provenances, les destinations, les voies. J’avais envie de l’entendre chanter, tousser, s’interrompre, changer l’ordre des mots… Dire quelque chose de différent, n’importe quoi pour ne pas avoir ce sentiment qu’une heure, une provenance et une destination étaient semblables à toutes les autres.
J’ai fumé plusieurs cigarettes consécutives, car je savais qu’il me serait impossible de fumer pendant cinq heures ensuite. En agissant ainsi, j’avais conscience de ma stupidité… La dépendance ne se compense pas de cette manière là. Manger énormément coupe l’appétit pendant longtemps, mais fumer à en perdre le souffle n’empêche pas d’avoir envie de fumer, de même qu’étreindre mon amoureux pendant cinq ou vingt minutes ne changera rien à mon besoin d’être dans ses bras, au contraire. Il y a des domaines dans lesquels la satiété est impossible à atteindre… Si ma mère était à mes côtés, elle s’écrirait “heureusement !”. Aurait-elle raison ?
“Le train numéro 2570 en provenance de Lyon Perrache et à destination de Strasbourg, départ prévu à 7 heures 15 va entrer en gare voie J, éloignez-vous de la bordure du quai s’il vous plaît”… J’ai effectué mes gestes habituels : m’asseoir côté fenêtre, sortir mon baladeur et mon livre de mon sac. A proximité de moi, deux adolescentes se maquillaient mutuellement. Penchée, son décolleté dévoilant de petits seins pâles attendrissants, la seconde avait posé ses coudes sur les genoux de la première pour lui appliquer du fond de teint, doigts bagués et vernis sur un visage parsemés de taches de rousseur, puis elle a étalé un fard sur ses paupières tremblantes, ensuite le rouge à lèvres… Sans pouvoir dire pourquoi, je trouvais que la scène avait quelque chose d’érotique… Le contraste entre leur jeune âge et leurs gestes de femmes, l’intimité innocente des gestes…
Je les ai abandonnées pour commencer la première page d’”A quoi rêvent les loups” de Yasmina Khadra. J’ai pénétré dans Alger, ses inégalités, son désespoir, et ce héros assez normal, un tantinet rêveur, qui deviendra un assassin. A un moment donné, j’ai levé la tête et, en contemplant les rectangles verts et jaunes des champs, j’ai songé : ce passage aurait plu à Dostoïevski. En revenant vers la page, j’ai lu : “il me fixait tel un Rogojine”, alors j’ai souris imperceptiblement. D’ailleurs, lorsque j’ai lu “L’idiot” dix ans plus tôt – mon tout premier Dostoïevski, qui n’a pas été mon préféré pour autant – je souhaitais la mort du personnage principal, que je trouvais trop naïf, gentil, prévisible. En revanche, j’étais fascinée par Rogojine, et par la femme, celle qui brûle des billets par provocation, un siècle et demi avant Gainsbourg, comment s’appelait-elle déjà ?
Il faudrait que je relise Dostoïevski, pas uniquement “L’idiot”, mais son œuvre intégrale, lue et relue entre ma dix-huitième et ma vingt-troisième année, pour voir si elle me fait autant d’effet maintenant. Cependant, cette lecture me bouleversait tellement que j’ai peur d’être déçue aujourd’hui. Je suis de plus en plus exigeante, avec les livres comme avec les disques et les films. “La vie d’une autre”, dont je parlais précédemment, a perdu deux étoiles dans mon annotation LibraryThing pour des raisons purement stylistiques. Je ne pardonnais pas à l’auteur d’avoir notamment écrit ce cliché “comme elle [une funambule] notre existence se résume à marcher sur un fil”. Cliché que j’aurais été capable d’écrire dans un cahier quinze ans plus tôt… Plus je lis, écoute, regarde, plus j’ai ce sentiment de “déjà lu, entendu, vu” qui va à l’encontre du plaisir. Je ne retrouve plus la naïveté enthousiaste d’autrefois… Cependant, j’ai repris le fil de ma lecture : “il me fixait comme un Rogojine” jusqu’à l’arrivée en gare de Strasbourg.
J’avais cinq heures et trente minutes à tuer avant l’arrivée de Mon Amoureux. J’errais au hasard tout en notant mentalement le nom des rues, ou de certains commerces, car me perdre est ce que je fais le mieux. On m’avait parlé d’une ville froide, pluvieuse et inintéressante ; j’ai été agréablement surprise. Il faisait bon et les gens avaient l’air ouverts, agréables. J’ai traversé le pont où deux gamines se partageaient les écouteurs d’un baladeur. J’ai dû les regarder avec un air nostalgique, souvenir des voyages scolaires où, entre copines, on écoutait religieusement les cassettes de l’une ou de l’autre dans un walkman.
J’ai traversé la cathédrale, inévitable. Au sommet de celle-ci, un homme criait qu’il avait le vertige en tremblant. Involontairement, je l’observais comme on regarde un fou. J’ai beau avoir vu mon père dans cet état, il me reste complètement inconnu. Je regardais en bas, me penchais, affrontais le vide de toutes mes forces et rien ne m’angoissait… Au contraire, si j’avais agi sans réfléchir, je me serais mise à marcher sur l’extrême rebord, le bout de mes chaussures au dessus des toits.
J’ai constaté que le centre-ville de Strasbourg était tout de même relativement petit. Alors sur un coup de tête, je suis entrée pour la première fois dans un institut de beauté pour m’occuper. La fille qui m’a accueillie avait des dents tellement blanches qu’elles en devenaient translucides. Je pouvais les compter quand je lui ai dis : “une coloration, une coiffure, un soin, un maquillage”. Je me la jouais “Pretty Woman” qui se métamorphose, en pénétrant dans les lieux que je fuis d’habitude. La jeune femme – Emmanuelle, d’après son badge – était catastrophée par mon état physique : “vous ne prenez pas du tout soin de vous !” C’était incontestable donc j’ai acquiescé, puis Emmanuelle m’a prise en charge. Autour de moi, il y avait des vieilles moches pleines de fric et des jeunes femmes qui se mariaient le lendemain, en grande majorité. D’ailleurs Emmanuelle a voulu savoir “c’est parce que vous vous mariez ?” J’ai lutté pour répondre calmement “non !” en dépit de mon envie de crier la négation. “Alors c’est pourquoi ?” “Un anniversaire amoureux… Deux ans depuis que je sors avec mon amoureux sans séparation” (Cinq ans sans compter les ruptures, donc c’est un record voyez-vous, on ne s’était jamais supportés aussi longtemps). Elle m’a affiché le sourire vide de circonstance, soit.
Quand je suis ressortie, brune, bouclée et maquillée, il me restait une demi-heure à tuer. Je me suis assise à la terrasse d’un bar, avec une pinte de bière et mon roman. Trois hommes m’ont demandé si j’attendais quelqu’un où s’ils pouvaient m’offrir un verre (j’avais déjà un verre devant moi, merveilleuse logique masculine), je les ai rejetés mais en ai conclu qu’Emmanuelle avait fait du bon boulot.
J’avais les yeux qui piquaient à la fin du livre. J’ai résisté aux larmes. Néanmoins, le contraste entre cette avenue joyeusement printanière et le drame littéraire auquel je venais d’assister provoquait un curieux sentiment de dissociation. Physiquement, j’avais l’impression d’être davantage dans le livre que dans la ville, malgré la boisson fraîche dans ma gorge, les bruits urbains et toutes les informations transmises par mes sens. C’est donc un peu à côté du bitume que j’ai payé et rejoins la gare. Mon amoureux surpris s’est exclamé “waouh !” en me voyant.
Une heure après, je suis entrée pour la première fois dans un restaurant gastronomique. Nous profitions de la “Formule jeune - Étoiles d’Alsace”, comme beaucoup d’autres, donc le public n’était pas le même que celui décrit par mademoiselle. Cependant, j’étais mal à l’aise à cause de la surveillance constante des employés. Je remuais à peine des épaules que déjà quelqu’un surgissait en me demandant “je vous débarrasse de votre gilet ?” Il y avait aussi cet accent snob qui m’agaçait. En revanche, d’un point de vue gustatif, mon palais et mon estomac étaient ravis tandis qu’en sortant, nous rejoignions un bon vieux pub, deux, trois, quatre… “A nos deux ans !” Lesquelles se termineront en brèves larmes sur mes joues, à cause de l’abus d’alcool qui me rend toujours à fleur de peau et de nerf, “excuse-moi” a-t-il-dit, “non c’est moi, cherche pas à comprendre” ai-je avoué en me jetant avidement sur lui.
“Hého !” il passait sa main devant mes yeux. “Je regardais ces troncs d’arbres, plein de bosses, on dirait qu’il y a quelque chose prisonnier en dessous, ils me font penser à des gangrènes”. Moqueur, il m’a annoncé : “tu tiens un scénario de film là”. J’ai fait semblant d’être excédée sans l’être. Il n’y avait rien sous le bois, comme il n’y avait aucune anomalie entre nous, mais j’en doute toujours, encore.
Entre nos confidences, je me suis sentie observée par une dame âgée… Son regard était le même que celui que je jetais la veille aux jeunes filles qui se partageaient des écouteurs, celui des retrouvailles avec un souvenir passé. Est-ce qu’un jour je serais à sa place, à regarder les amoureux en me souvenant de la dernière fois, lointaine, où j’ai été dans cette situation ? Je n’en ai pas envie, j’en ai même réellement peur… mais en attendant, je l’ai regardé s’endormir sur mon épaule pendant que les rails nous ramenaient dans la ville aux deux rivières. Rien d’autre ne devait compter, rien d’autre ne compte, que nous, maintenant, uniquement…