Agustín Fernández Mallo vient de nous inventer « la postpoésie », dont on ne voit pas très bien ce qui la distinguera de la précédente. Nicolas Bourriaud est très préoccupé par l’avenir de l’art contemporain, depuis qu’il a fallu faire une croix sur le vieux concept d’avant-garde : il invente donc « l’altermodernité », qui n’est sans doute qu’une manière absconse de rejustifier l’ambivalence ou la faiblesse de ce que Patrick Mauriès appelle si joliment « les arts du marché ». La propension de notre époque à se préoccuper de la mort de ses productions intellectuelles est assez fascinante. La mort de la littérature, il y a si longtemps qu’on en parle. Sur un papyrus égyptien vieux de quatre mille ans, un scribe se lamente en hiéroglyphes : il n’a plus d’histoires à raconter, il n’a plus de nouveaux mots à utiliser… L’opinion hésite entre deux pôles : soit se perdre, s’abîmer dans l’immense multiplicité des productions (ce qui exige courage, temps et capacité de distinction), soit en rester à l’image d’un brouillage permanent, d’une bouillie créative dans laquelle tout se vaut, et dans laquelle l’œuvre ne peut plus surnager, et se trouverait donc assassinée. Il n’y a que notre indifférence qui soit assassine – particulièrement en France, où l’on chérit tant les écoles.
En littérature, cela donne « postmoderne », « néoclassicisme », « réalisme magique »… Le présupposé de tout mouvement littéraire, ou de théorie s’articulant autour d’un tel mouvement, c’est la croyance en l’élaboration possible d’un « moment de perfection » de la littérature, d’un moment à celle-ci trouverait sa forme définitive, son accomplissement couronnant le long chemin dialectique de tout ce qui l’a précédé. Lorsqu’on parle de « postmodernisme » à propos de la littérature américaine, on est forcé de réaliser à quel point cette étiquette ne convient pas, ou si peu, à ce qu’elle est pourtant censée représenter. Si l’on s’entend pour qualifier de postmoderniste un texte littéraire offrant ouvertement, dans sa texture, sa propre nature de texte, détruisant la « suspension of disbelief » et faisant de l’exposition de ses rouages l’une de ses raisons d’être, alors en s’en tenant au siècle dernier elle conviendrait surtout à des auteurs comme Robert Coover et Donald Barthelme – mais aussitôt on se rend compte à quel point ces écrivains sautent par-dessus ces limitations, s’échappent vers d’autres définitions, perturbent l’histoire littéraire. Personne de moins postmoderne que William Gaddis et Thomas Pynchon, qui au contraire se glissent, à leur propre manière subtile, dans le sillage de la modernité. Outre que Pynchon n’ait, de manière frappante, jamais renoncé à un mode de narration relativement classique (poussé, dans Gravity’s Rainbow, à la frontière de la convulsion et de la fulguration, comme il ne l’ a plus fait ensuite), c’est en faisant la liste des auteurs qui l’ont accompagné, construit en tant qu’écrivain (on s’efforcera de ne pas écrire « influencé », très mauvais terme), que l’on constate non pas un rapport d’arbre généalogique, mais des systèmes de glissements, de fascinations anciennes, de reprises partielles, de fait souvent contradictoires d’un point de vue esthétique, et qui pourtant ont formé l’étoile Pynchon.
Ce qu’il faut absolument, c’est en finir avec des modèles temporels apauvrissants, calqués sur le modèle de la flèche téléologique, une flèche parfois en zigzag avec ses moments d’action-réaction, mais se dirigeant toujours vers le point fixe de l’accomplissement. Il n’y aura pas d’accomplissement ; il n’y aura pas de moment de pureté de la littérature. L’histoire littéraire est un immense mensonge. Son seul point de vérité est chronologique et strictement positiviste : Homère vient avant Joyce. Mais toutes nos existences de lecteurs ou d’écrivains conspirent à détruire ce modèle. Pourquoi devrions-nous imposer à la littérature la morne succession des influences et réactions que nous n’appliquerions certainement pas à nos propres bibliothèques ? Sterne est un écrivain du 21e siècle, cela ne fait aucun doute (dixit Pierre Bayard). Cette flèche littéraire, il faut l’arracher et l’éparpiller (le seul geste destructeur qu’on se permettra), et chaque auteur, chaque livre, quel que soit son statut officiel ou sa qualité, devenu une petite étoile dans un ciel aussi vaste que le permet nos désirs (désirs d’écriture et de lecture mêlés), il n’appartient alors plus qu’à nous de créer une autre histoire de la littérature, qui serait en fait une histoire personnelle de la lecture, à créer en traçant nous-même les traits blancs reliant une étoile à une autre, dans le tracé de nos propres constellations. Et il en va de même pour la musique et pour l’art.
Notre devoir de lecteur est d’inquiéter la solennité du temple. En adoptant l’esprit d’un wanderer ou d’un chiffonnier, écartant ou repiquant suivant ses besoins du moment, on parviendrait à inquiéter la littérature à majuscule, à la troubler dans sa grandeur. Si on en finit avec le syndrôme de l’Everest (la sucession des génies), si à la fois on porte un long regard très loin dans l’espace-temps et qu’on considère toutes les productions, en bon chiffonnier, alors on reconnaîtra que la littérature, la poésie, ne courent aucun risque à long terme : sans qu’on y prenne garde, elles bougent, elles se métamorphosent. Ces changements qui nous amènent, pour plus de fausse clarté, à catégoriser, à classer, exposent en fait la grande force de survivance de la littérature, survivance qui disposée en strates, en spirales, en chevauchements, bondit et resurgit hors de toute flèche du temps. A ne considérer que ce qui s’est passé autour du bassin méditerranéen ces deux derniers millénaires, on ne réalise jamais assez la somme de barbaries, de trous noirs, de béances, de retours fabuleux que la magie des mots opère époque après époque. Car la littérature, hors des cahots (et des chaos) de l’histoire humaine, dans sa résistance héroïque aux destructions, a toujours démontré comment elle savait maintenir intactes les puissances de sa spécificité : le pouvoir des mots, le pouvoir de l’image verbale, le pouvoir du récit et du témoignage. Il n’y a aucune raison pour que, à notre époque, cela cesse. Il y aura toujours des témoins – ceux qui ont vu, qui montrent et révèlent.
L’écrivain est lui-même doublement chiffonnier, en tant que lecteur et en tant que scripteur. Son plaisir le mène à tout, son désir se nourrit de tout : images, films, brochures, publicités, passants, jingles, cartes postales, débris, chansons… Comme les planètes naissent de débris qui s’agglomèrent, c’est le milieu étrange et multiforme à partir duquel tout va croître, y compris à partir de choses « à rebours », a priori impures en regard de l’exigence de son travail. Qui sait si le grantécrivain de demain n’aura pas puisé son inspiration dans le manga le plus improbable ? C’est que là aussi, dans le « genre », les deux modèles de fiction concurrents, réalisme et formalisme, se croisent, et la littérature là encore s’inquiète et se trouble. Le manga, le téléfilm, la série télé, le polar, le roman à l’eau de rose, remplissent une fonction multiséculaire, celle de la pure narrativité. Celui qui pense que le déluge des mauvais livres est un symptôme de notre époque ne connaît pas assez d’histoire (c’est-à-dire, d’histoire tout court). La véritable histoire de la littérature s’apparente à une immense déchetterie : recueils de poèmes sans intérêt, épopées illisibles n’étant que resucées pauvres, journaux, revues encombrées d’articles niais, écrits théoriques périmés. L’histoire littéraire n’est que le bilan de ce qui reste du point de vue officiel (le surréalisme, replongeant dans les petits auteurs du XIXe siècle, ne proposait pas autre chose qu’une brisure de ce canon officiel). Il est illusoire de croire que leur médiocrité variable puisse un jour s’effacer devant un prétendu « canon » littéraire, tout comme il est très idéaliste de penser que la « bonne littérature » puisse triompher un jour. L’expérience du lecteur, être humain toujours insatiable de récits, n’engage dans sa grande liberté que ce en quoi il est prêt à croire.
Le « genre » est un lieu d’étrangeté et d’impureté : le matériau déjà donné sera mallaxé, trituré, dévoyé de sa fonction primaire, amené vers des idées plus profondes, des images plus frappantes, par l’écrivain en possession de son style. La nouveauté n’est, contrairement à la vulgate avant-gardiste, ni une destruction, ni une rupture : c’est un glissement, une transgression, un moment de passage entre deux éléments qui s’en retrouvent non séparés mais connectés, désormais indivisibles. Elle est ce petit plus, cet enrichissement que, selon Bachelard, l’écrivain apporte à la réalité : pas forcément spectaculaire, mais subtil, recourbé, volatil, insaisissable comme un papillon. Les livres « monstrueux », ceux de Pynchon, de Lezama Lima, de Joyce, sont si puissants qu’ils créent, par accumulation de fragments, de formes différentes, d’objets trouvés dans la vie quotidienne (le nexus même de l’impureté), leur propre genre unique, qui inquiètera plus que jamais la certitude de la littérature, lorsque la splendeur du mot, la beauté du récit (même porté à la limite du brouillage), la force de l’image, portent le livre à un niveau maximal d’intensité. Lisez Finnegans Wake comme un livre de « genre ».
Dans cet immense maelström qu’est la création de notre époque, ce sont les intercesseurs qui sont devenus indispensables. Les intercesseurs capables de discerner, d’évaluer la puissance relative de telle ou telle œuvre, sont moins nombreux que le développement des blogs pourrait le laisser croire. Ce qui prolifère aujourd’hui, ce n’est pas tant la médiocrité, que la futilité et la bêtise odieusement satisfaites, et fières de l’être. « Pourquoi nous ? » se demandent certains intercesseurs. Il y a là une sorte de mystère insondable, celui d’être voué à parler des livres, ou des images, ou des sons, et d’être voué à lutter contre la bêtise. Mystère qui ne peut se dénouer que dans la poursuite de la seule attitude valable face au futur : une confiante vigilance.