Les mots sont un révélateur d’état d’esprit : c’est sur cette intuition que le Centre d’Analyse Stratégique auprès du Secrétariat d’État à la Prospective (etc.) a mandé TNS-Sofres pour interroger les Français. L’étude, accessible sur le site a donné lieu à un colloque d’une matinée à la Maison de la Chimie, le 29 avril 2009. Après une intervention du Secrétaire d’État Nathalie Kosciusko-Morizet, puis la présentation par Brice Teinturier (TNS-Sofres) de l’étude, des intervenants par paires ont animé trois tables rondes : 1/ crise conjoncturelle ou structurelle ? économique ou de civilisation ? 2/ crise comparable à celles du passé ? mêmes comportements ? 3/ Que nous dit internet de la crise ? Cette dernière partie étant rajoutée pour justifier le reste du titre du Secrétariat d’État (« et de l’économie numérique »), nous la laisserons de côté.
L’enquête TNS est dite « sémiométrique » parce qu’elle mesure la réaction affective à un nuage de mots préalablement établis sur liste testée. 1500 individus de 18 ans+ ont été interrogés en janvier 2009 selon la méthode des quotas. La situation PERSONNELLE des interrogés s’est détériorée depuis 1 an pour 49%. La crise est considérée comme aussi ou plus grave que « la crise de 29 » pour 73% des interrogés. On peut se demander ce que savent les Français moyens de ladite crise de 29, mais il paraît que c’est la perception qui seule compte pour dire « c’est grave » - dont acte. Cette crise est globale et elle touche les Français dans leurs valeurs. 61% veulent réformer en profondeur le système ‘capitaliste’ actuel… mais 70% pensent qu’il ne sera réformé que sur quelques points. Schizophrénie française, unique en Europe : utopies ronflantes mais réalisme d’exécution. Les autres pays, nous dit Brice Teinturier, insistent sur les réformes d’aménagement, pas sur un changement du système ! Les Français sont pessimistes depuis qu’un beau jour de 1973, grâce aux pétroliers arabes, leur modèle social industriel s’est effondré sous la hausse du prix du pétrole. Depuis, ils ont l’impression de sauter de crise en crise et de voir leur mode de vie et leurs valeurs menacés. Ils sont 34% à penser que la crise actuelle ne sera pas réglée avant 2012 au moins ! La préoccupation pour l’environnement et pour un changement vers une solidarité accrue les regroupe à plus de 54%. Mais ils sont plus de 58% à penser que la société deviendra plus inquiétante, inégalitaire, matérialiste et autoritaire.
Sur ce dernier point, ils n’ont pas tort, puisque leur réflexe de crispation est toujours dans l’histoire de convoquer le chef sauveur, la Morale garde fou et la contrainte administrative…
TNS distingue cinq groupes d’affinités en réaction à la crise :
- Les battants (29%), plutôt hommes, jeunes et diplômés, peu touchés et confiants dans les institutions. Ils pensent qu’il faut se prendre en main et que le travail ou l’ambition suffiront pour sortir la tête haute.
- Les repliés (23%), plutôt jeunes et cadres, n’ont aucune vision d’avenir faute de point d’appui. Ils sont immobilistes, passifs et haïssent l’aventure.
- Les réformateurs (19%), plutôt femmes, professions intermédiaires et revenus modestes, souhaitent une réforme profonde du système capitaliste mais n’y croient pas trop, privilégiant la patience et l’humilité. Ils restent volontaires mais abhorrent les valeurs traditionnelles qui ont échoué : travail, patrie, puissance…
- Les sinistrés (16%), plutôt adultes en âge de travailler, peu diplômés et de catégorie modeste, sont les plus pessimistes. Ils espèrent une réforme profonde du système et se replient faute de mieux sur la famille, la musique, les fleurs, la politesse.
- Les rebâtisseurs (13%), plutôt femmes, âgées, employées ou retraitées, ont un optimisme de patronage. La crise serait l’occasion d’un monde plus ouvert, grâce à l’empathie et aux échanges.
En bref, 61% pensent avoir une certaine prise sur ce qui leur arrive, mais pas les 39% autres.
Alors, crise de civilisation ? Oui pour Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique : il faut rassurer et réinsérer dans le débat public les exclus par la crise. Non, répond Jean-Hervé Lorenzi, Président du Cercle des économistes, voilà de bien grands mots dont le sens est très flou. Les gens savent-ils ce qu’est « le capitalisme » dont ils ont plein la bouche ? Y a-t-il dans le monde et dans l’histoire un système qui ait mieux fonctionné que l’économie de marché ? De quoi donc parle-t-on ? Il n’y a crise « de civilisation » que des croyances et illusions « françaises » : le modèle ‘universel’, l’État-providence figé une fois pour toutes, le pré carré protectionniste, l’Europe qui serait une ‘Grande France’ projetée face au monde. Il s’agit donc d’une crise économique qui aura des conséquences évidentes sur les comportements de consommation, de production, donc sur les valeurs françaises, mais au moins sur une génération ou deux - pas d’un changement brutal de toute la civilisation occidentale...
Qu’en est-il des références au passé ? La fameuse « crise de 29 », nous dit Jacques Marseille, historien de l’économie, est d’une banalité affligeante : elle a été décrite dès 1857 par Clément Juglar, médecin ayant gagné le concours d’économie de l’Académie des Sciences. L’économie va par cycles de 6 à 8 ans et les « crises » sont les manifestations du cycle, 1929 comme 2008. Pourquoi les cycles ? Deux causes en résumé : amnésie et cupidité. Les acteurs oublient vite et courent toujours à la poursuite de leur intérêt ; dès que l’équilibre des prix tend vers la spéculation, le krach n’est pas loin. Michel Guénaire, avocat d’affaires après avoir démissionné de l’université où il enseignait le droit constitutionnel, ne croit pas à la banalité de la crise actuelle. Au contraire : pour lui, cette crise est unique en France parce que c’est la première fois que les Français ont enfin conscience que le système capitaliste est en crise – mais qu’il n’y a aucune alternative à l’économie de marché ! D’où le sentiment d’impuissance, le réalisme de croire qu’il ne sera que réformé, pas changé, le pessimisme d’exclusion. Tout cela se passe dans la tête, pas dans la réalité où des acteurs agissent et vont surmonter cette crise comme d’autres auparavant. Mais le sentiment de grandeur déchue, de message au monde dont le monde ne veut pas, engendrent ces comportements frileux. Il ne faut pas demander tout à l’État, ni accuser l’Europe, ni croire le multilatéralisme dont les autres ne veulent pas (les gros Machins comme l’ONU, l’Unesco, Doha, etc.). Il faut être réalistes, comme les Américains : traités bilatéraux, rebond après licenciement, prise en main en profession libérale plutôt que fonctionnaire confortable à vie. Il faut terminer l’expérience libérale et restaurer le génie français, affirme cet auteur de deux livres récents sous ces titres.
En bref un débat bien français où l’on refait le monde ; bien parisien où la salle n’est pas conviée, laissant aux experts désignés par le pouvoir politique le soin de délivrer les bons messages ; mais bien utile pour remettre les pendules idéologiques et médiatiques à la bonne heure.
L’étude TNS-Sofres
Dominique Reynié, L’opinion européenne en 2009, Repères 2009
Dominique Reynié, Le vertige social-nationaliste – la gauche du non, Table Ronde 2005
Jean-Hervé Lorenzi et al, Fin de monde ou sortie de crise ? Perrin 2009
Jean-Hervé Lorenzi La guerre des capitalisme aura lieu, Perrin 2009
Jacques Marseille, L’argent des Français – les chiffres et les mythes, Perrin 2009
Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français – histoire d’un divorce, Albin Michel 2005
Michel Guénaire, Il faut terminer la révolution libérale, Flammarion 2009
Michel Guénaire, Le génie français, Grasset 2006