La presse va mal. Très mal. Je reviens de loin, après une paresse “blogotique” qui a duré un an, pour vous dire que nous sommes face à une réelle crise d’identité dans le monde des médias jumelée à une perte de repères.
Comme partout dans le monde, nous avons notre crise. Et cette crise est annonciatrice d’un grand virage dans le monde la presse. Nous sommes à la fin d’une période où beaucoup de tabous ont été transgressés, des questions sensibles ont été évoquées, décortiquées, au point de devenir galvaudées. Combien de vous aiment encore lire des sujets sur le roi ? Sa famille ? l’homosexualité? La prostitution? Je ne suis pas sûre que ça soit encore des thèmes attirants, même si les chiffres de vente augmentent sensiblement à chaque fois qu’un de ces sujets figure en une. Mais, bon, ça, c’est un autre débat.
Avant, on ne pouvait pas tout dire au risque d’être censuré. Aujourd’hui, la consigne est claire : «dis tout ce que tu veux, mais tu seras sanctionné après». Le danger qui est en train de se faufiler parmi nous s’appelle «le Maroc qui marche». Et je m’explique. Aucun journaliste ne vous dira que le Maroc n’a pas changé. Oui, il marche et c’est même une évidence. Il y a des choses qui ont bougé et qui sont sur une très bonne voie. Nous avons un roi actif et de bons managers, des projets titanesques, une bonne image à l’international…
Mais ce consensus national qui s’est formé autour du «Maroc qui marche» a produit des cellules malignes qui rognent toute résistance ou critique à son égard. Ce projet est devenu un monstre indéfinissable, stalinien qui impose son diktat à travers les managers qui le portent et qui croient dur comme fer qu’il est parfait, beau et tout simplement intouchable.
Toute critique à l’égard de «ce Maroc qui marche» est perçue d’un mauvais œil. Toute affaire concernant les managers qui le portent est aussitôt sanctionnée. Et de la manière la plus pernicieuse qui soit: de simples coups de fil entre annonceurs et les recettes publicitaires sont aussitôt arrêtées. Pour achever un journal, quoi de plus concluant que de lui fermer les robinets du financement ou de lui coller un procès sur le dos en veillant à le faire traîner le plus longtemps possible en justice.
Mais cela n’est pas le pire. Car, ce diktat est entretenu maintenant par les gens du métier, des journalistes. Ils veulent s’inscrire dans «le Maroc qui marche», disent-ils. Alors, pour cela, ils se limitent aux sujets de salons, évitent soigneusement de parler de l’ONA, de BMCE Bank…ou s’ils le font, optent pour une platitude de traitement indigne pour un journaliste supposé aller au-delà. Ces journalistes-là commencent même à faire la morale aux autres, en vilipendant tout travail d’enquête honnête et objectif. Ils reprochent à leurs confrères de trop parler de Majidi, El Himma, Bouhemou…Mais dites-moi, où est ce qu’on ne trouve pas ces hommes? Dans n’importe quel sujet économique ou politique, ils sont présents. Ils font et défont ce pays. Comment ne pas parler d’eux, comment les contourner vu que tout le ghota économique craint une «malédiction royale» à travers eux?
Ces journalistes missionnaires ou mercenaires, selon l’image qu’on a d’eux, sont, en réalité, les relais des managers qui portent «le Maroc qui marche». Ils ne savent pas ou feignent de ne pas savoir qu’ils torpillent leur propre image et avec elle, une noble profession qui est la presse.
Voilà où nous en sommes: les hommes qui portent «le Maroc qui marche» sont arrivés à mettre toute la presse marocaine dans la poubelle parce qu’elle n’est pas à l’image d’un pays qui travaille, qui change, qui trime…Ils veulent la changer, la rendre digne (comme si elle ne l’était pas) et l’orienter vers les sujets qu’elle doit aborder et comment elle doit le faire. Pour ceux qui se demandent encore quelle est la nature de ces sujets, il s’agit de sujets positifs pour booster le moral des troupes. Une presse supporter et non un quatrième pouvoir.
Sans hésitation, je dis que nous entrons dans une époque de «béniouinisme» pernicieuse, qui va inéluctablement effacer tous les acquis en matière de liberté d’expression que nous avons pu obtenir grâce à la presse. Ma peur est qu’on soit en train de former des médias muselés, baillonnés comme ceux de la Tunisie. Et ma tristesse sera grande de voir une presse qui se prosterne devant «un projet démocratique». Quel paradoxe !