Etant entendu que les meilleurs films n'existent que dans la tête du spectateur, début d'une (mini) série sur quelques films fantômes, invisibles, inachevés mais porteurs évidemment des promesses les plus fantasmatiques.
Je commence donc cette évocation avec Confusion, le dernier projet de Jacques Tati, auquel il s'attela à partir de 1970 et dont il garda, jusqu'à sa mort en 1982, toujours le secret espoir de le mener à bien.
Pour présenter en vitesse le projet, usons de la formule lapidaire qui dit tout et rien à la fois : « Confusion, c’est Mabuse croqué par Sempé ». Soient les bugs de la COMM (Compagnie d’ordinateurs et de matériels multi-vidéos mais surtout unique pourvoyeur d’images de Paris : à la fois une chaîne de télé, le centre du réseau de vidéosurveillance que le diffuseur des vignettes filmées du syndicat d’initiative) et leurs conséquences : le dérèglement de la mécanique de la Cité.
Aujourd’hui, que vous ruminiez dans une file d’attente à la Poste ou que vous ayez huit heures de long courrier à occuper, que vous le vouliez ou non, on vous colle des images animées sous les yeux, un accompagnement audiovisuel comme palliatif à la perte de temps. C’est, entre autres, ce que prophétisait Confusion : le flot d’images et de sons pour assaisonner les temps morts, l’image, n’importe quelle image comme mastication visuelle, boule anti-stress oculaire. Rien de dire que cet ultime opus tatiesque gagnait sur ces chapitres (concordance des flux des images, accompagnement audiovisuel permanent, champ oculaire ayant horreur du vide) sa dimension prophétique. Dimension prophétique renforcée, sur le plan formel, par le mixte cinéma-vidéo (comme tiens, tiens, le Godard 70’s) et sa volonté d’aller chercher aussi bien l’esthétique (comme tiens, tiens, Nam June Paik) que son propos comique dans les dérèglements de l’outil vidéo: distorsions et quiproquos visuels basés sur les couleurs (comme une hilarante partie de foot où les 22 joueurs se retrouvent tous munis d’un maillot identique bicolore et biface). Si Tati est si économe en dialogues et fuit le mot d’auteur, c’est sans doute parce que chez lui (et plus particulièrement dans ce dernier projet), les jeux d’images fonctionnement encore mieux que les jeux de mots.
Déjà, Playtime stigmatisait un devenir télévisuel de la cité...
... quand Nam June Paik prévoyait l'avènement d'un homo televisanus.
Et de fait, Confusion exploite tous les sens et sous-entendus de son titre : mise en abyme (entre autres dérèglements, celui du tournage d’un film d’époque combinant méprises spatiale et temporelle), duplication, substitution entre l’original et la copie (autre hilarante visite de la capitale en car où à l’approche de chaque monument, le véhicule plonge dans un tunnel, contraignant les touristes à ne voir des fleurons architecturaux que des images vidéo sur le moniteur du bus) ... Et au-delà, un dynamitage en douce de la pyramide sociale (d’autant plus subversif qu’involontaire), une remise à plat nécessaire (pas si éloigné du « pas de côté » prôné par l’An 01 de Gébé), des élans libertaires qui toujours préfèreront la fusion douce (des corps et des désirs) à la fusion conne (des conglomérats et des entreprises). Derrière l’ivresse du dérèglement pointe l’ailleurs de l’utopie.
Sur cette dernière dimension, j’invite à lire ces deux excellents articles fort détaillés et truffés d’extraits du scénario qui vous permettront de juger sur pièce : là et là
Il se comprend aisément que ce dernier projet est une somme (qui se paie le luxe d’évacuer Hulot) en même temps qu’une chimère. Au fond de lui, échaudé par l’échec de Playtime, Tati pensait-il vraiment pouvoir mener à bien ce projet qui nécessite encore plus de moyens, plus de décors (puisque par la magie des ondes, nous sommes dans une ville où « tout communique » et l’on passe d’une usine, à un stade de foot, à une église moderne, à un immeuble de bureaux, etc…) et plus de post-production (nombreux trucages vidéo qui, pour l’époque, devaient coûter leur prix). Je ne sais pas si je suis le seul à penser ça, mais il y a aussi dans la ville et les lieux de Confusion, quelque chose qui rappelle l’environnement de Monstres et compagnie (2001) aussi bien dans l’asepsie généralisée que dans la démesure des usines, et nul doute qu’en termes de production et de direction artistique, un tel scénario se rapproche, là encore prophétie, de l’univers pixarien.
Somme en même temps que chimère, le projet même du film paraît hanté par la douce impossibilité de le concrétiser. Mais être à soi-même sa propre utopie, n’est-ce pas le plus beau projet de film ? Et n’y a-t-il pas, dans l’attachement irréductible de Tati à ce scénario, quelque chose de Scéhérazade, le besoin de cultiver une histoire dont le simple récit maintient encore en vie ?
Une petite séance de casting pour le film ? (voir ici)
Face à un tel défi posé aux conditions même de la fabrication d’un film, quelle part de vie reste-t-il aujourd’hui d’un tel projet, plus de 25 ans après la disparition de son démiurge ? C’est sans doute le défi que s’est lancé Bruno Podalydés en proposant la lecture de Confusion, il y a une dizaine de jours à la Cinémathèque. Lire un scénario, c’est déjà concrétiser un fragment du projet du cinéaste. Si les lectures de scénarios deviennent de bons moyens de faire émerger des projets de débutants (notamment au festival d’Angers), le défi n’est-il pas autre chez Tati ? Comment restituer des tableaux plans larges foisonnants composés de multiples couches visuelles que l’on imagine composé avec un soin extrême ? Comment restituer un gag discret à l’arrière du plan qui fait mouche en moins d’une seconde et qui aurait besoin d’une demi page pour être décrit dans sa précision ? Un début de solution tient dans l’adjectif accolée à « lecture » : « bruitée ». Car chez Tati, heureusement que les sons sont là comme premiers repères, contrebalançant souvent, par leur précision cristalline, l’immensité de l’image. La partition sonore de Confusion apparaît comme référent à partir duquel se met en place l’espace du film. Si le film a (partiellement) existé dans la tête des spectateurs de cette lecture, c’est principalement grâce à cette trame sonore, suffisamment forte pour pallier le manque d’images. Bande sonore, qui même restituée de manière artisanale (entièrement doublée à la bouche, ce qui exige une certaine virtuosité de variations pour tous les bruits mécaniques), révèle sa densité propre à infuser les micro happenings agrémentés par Podalydés durant la lecture. Quelque part, tout cela m’a rappelé, sur un registre moins savant, les travaux musicaux de Georges Aperghis à la conjonction de la variation vocale et de la musique contemporaine électronique la plus sophistiquée.
L'essentiel n'est-il pas d'éprouver une nouvelle fois ces deux délicieux axiomes : « si tu n’entends pas, c’est que tu ne vois pas » et surtout « jouir, c’est ouïr »…