D’un livre à l’autre, on retrouve toujours les mêmes thèmes chez Mac Carthy. Dans « La trilogie des confins », le héros est jeune : ce n’est même pas un adulte, plutôt un grand adolescent (16-17 ans), mais son comportement dénote une grande maturité. A chaque fois, il quitte le milieu familial, moins à la suite d’un conflit que par une décision bien réfléchie, celle de prendre sa vie en main. Ainsi, dans « Le grand passage », après avoir aidé son père à poser des pièges, afin de capturer le loup qui s’en prend au bétail, il finit par reconduire la louve prise au piège dans son pays d’origine (le Mexique) plutôt que de la tuer. Il part donc seul (sans avertir ses parents) avec cette louve, véritable fauve dont il s’agit de se protéger mais avec lequel un certain respect mutuel s’établit. Dans « De si jolis chevaux », c’est vers le même Mexique que deux adolescents chevauchent, dans une sorte de fugue à caractère initiatique. Ces « marginaux » ne sont pas des bandits, bien au contraire. On est même étonné de la politesse qui les caractérise quand ils s’adressent à des adultes (« Oui Monsieur, bien sûr Madame », etc.), ce qui ne les empêche pas de se retrouver en prison (pour s’être promené avec une louve ou pour avoir soi-disant voler un cheval alors qu’en réalité ils n’ont fait que tenter de récupérer celui qu’on leur avait pris). Innocents par nature, ils paient ainsi le prix de leur désir de liberté et de leur transgression des règles sociales (la soumission au groupe dans une vie bien réglée).
On notera l’ambiguïté que représente le Mexique. D’un côté, c’est un pays tout différent : on y parle l’espagnol et non l’anglais, les gens y sont plus pauvres, on y fait souvent la révolution (ce qui ne doit pas déplaire au héros, avide de liberté), la nature y est plus sauvage encore et une frontière bien réelle en marque la limite (c’est soit une clôture pour le bétail qu’il faut franchir, soit un fleuve qu’il faut traverser). Cependant, il est clair que de chaque côté de cette frontière on retrouve de grands espaces ou le bétail vit en semi-liberté et la situation n’est donc pas fondamentalement différente, finalement. Il en va de même pour la langue. Né à la frontière, le héros anglophone s’exprime parfaitement en espagnol (ne pas oublier que ces régions du Sud des Etats-Unis ont été conquises sur le Mexique au milieu du XIX° siècle). Ce bilinguisme fait donc de lui un individu privilégié et le rend capable de s’adapter au-delà de cette frontière qu’il vient de franchir. Une fois de l’autre côté, ce pays qui est un peu le même est pourtant plus beau, plus grand, plus vaste. Il représente surtout l’inconnu et à ce titre il fascine le héros qui va pouvoir y exercer ses talents d’aventurier et y affirmer sa personnalité. Cette marche (ou cette chevauchée) le long du chemin renvoie évidemment à une démarche existentielle (voir aussi le dernier roman de Mac Carthy, qui s’intitule précisément « La Route » et où un homme d’âge mûr et son fils tentent de survivre et de conserver leur humanité dans le monde en ruine qui a succédé à l’Apocalypse).
Le lecteur est surpris par la description qui est donnée de ces régions du Nord du Mexique. On s’attend à y trouver une chaleur écrasante mais même si celle-ci existe durant la journée, on parle beaucoup de la froideur de la nuit dans les montagnes, des cols enneigés qu’il faut franchir ou des éclairs qui illuminent l’horizon (et cela dans les trois recueils de la trilogie).
En effet, il y a toujours un orage qui menace quelque part, comme si l’imminence d’un danger donnait une dimension supplémentaire aux actions du héros.
La solitude est l’essence même de ce dernier et ce n’est pas un hasard s’il évite les villes (qu’il ne fait souvent que traverser) et préfère chevaucher au milieu d’une nature restée sauvage. Il campe à l’extérieur, auprès d’un feu de bivouac qu’il a allumé et contemple dans le lointain de la plaine les lumières des villes qui sont là sans faire partie de son univers.
Cette errance, véritable quête existentielle, lui permet d’aller jusqu’au bout de lui-même. Dépassant sa peur, misant sur son courage, (ici : côtoyer un loup), il se distingue des autres hommes par cette errance perpétuelle. Pourtant, par ses actions (ne pas tuer le loup qu’il a capturé, aider un jeune adolescent, tenter de délivrer une jeune fille innocente, devenue prostituée bien malgré elle, de l’emprise de son souteneur) il fait preuve d’une culture humaniste. Car s’il vit dans la nature, ce n’est pas pour redevenir sauvage. D’ailleurs il impose sa loi humaine à cette nature (dompter un cheval, obliger un loup à le suivre), ce qui le classe bien du côté de la culture (au sens large que donne Lévi-Strauss à ce terme). Il s’agit surtout d’imposer sa volonté personnelle au monde extérieur et là on retrouve, me semble-t-il, une des grandes caractéristiques des romanciers nord-américains. Alors que la littérature française a pu parfois sombrer dans un nombrilisme regrettable ou des considérations théoriques et un peu stériles sur l’écriture, Mac Carthy oppose bien les aspirations intérieures et le monde extérieur, étant entendu qu’il s’agit toujours pour l’individu, autant que faire se peut, de tenter d’imposer sa volonté au monde dans lequel il vit. Il n’y arrive jamais tout à fait, bien entendu et il lui faut faire des concessions.
Ainsi de la jeune fille riche dont il tombe éperdument amoureux dans « De si jolis chevaux ». Mexicaine (pour le héros, elle est donc déjà revêtue de l’aura mystérieuse qu’il prête à ce pays mythique qu’est pour lui le Mexique), elle est inaccessible à la fois géographiquement (elle réside souvent loin de l’exploitation où il travaille) et socialement (il est pauvre et elle est riche et en plus c’est la fille de son patron). Arrêté sur les conseils de ce dernier pour un acte qu’il n’a pas commis (dans le but d’éviter le mariage), il ne devra sa sortie de prison qu’à l’intervention d’une tante de la jeune fille. Malheureusement, si la tante a accordé son aide, c’est contre la promesse qu’a faite la jeune fille de se séparer de son amoureux. Devant respecter tous les deux la parole donnée, les deux amants doivent se séparer la mort dans l’âme (et leur dernière rencontre est d’une force rarement atteinte dans la littérature amoureuse). Dans ce cas, le milieu extérieur (et ici le monde social de l’argent et de la famille) l’a donc emporté sur le désir amoureux de l’individu.
Cette manière de tenter de s’imposer au monde, tout en essuyant des revers qui font grandir et qui font mûrir, me semble être un des traits caractéristiques des romans de Mac Carthy. Livres initiatiques, ses héros aux idées généreuses nous attirent et nous émeuvent. N’est-ce pas le but ultime de la littérature ? Nous faire vivre par procuration en mettant le doigt sur ce qui, dans notre propre existence, compte vraiment ?
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Désert du Mexique, image Internet