Si Hubert Nyssen est le merveilleux écrivain-éditeur que l'on connaît désormais, c'est peut-être avant tout parce qu'il est un infatigable et très méticuleux lecteur. Dans une société où prendre le temps devient suspect, cette démarche n'en est que plus remarquable.
Le 2 avril dernier, à la fin de l'interview qu'il m'a accordé – encore un tout petit peu de patience -, le fondateur d'Actes Sud m'a fait cadeau de deux romans de Wallace Stegner dont il m'a dit le plus grand bien. Délicatesse d'un homme dont la liberté de pensée conduit à offrir à votre serviteur des ouvrages d'une maison d'édition concurrente!
Savoir lire, donc. Non, ce n'est pas donné à tout le monde. D'où, vous l'aurez remarqué, mon souci constant, dans ces chroniques, de vous proposer une lecture possible d'un livre plutôt que de prétendre délivrer une vérité. Au commencement de la plongée dans les livres, semble nous dire Hubert Nyssen, il y a cette volonté de « nommer le monde qui nous entoure ». La phrase est signée Alberto Mangel. Elle est importante car elle inscrit d'emblée la lecture dans une démarche à la fois énergique et sans fin.
Autre citation, de Claude Roy, cette fois et dont Hubert Nyssen fait sienne, au point de la reprendre dans ces livres: « il écrivait pour lire ce qu’il ne savait pas qu’il allait écrire ». En la relisant, je pense qu'elle s'applique tout particulièrement à Zeg ou les infortunes de la fiction dont je vous ai parlé un peu plus bas.
Lira bien qui lira le dernier, lui, s'adresse à une certaine Esperluette dont le lecteur apprendra – encore un coup d'Hubert Nyssen qui aime décidément se jouer de nous - qu'elle est une invention. Invention en tant qu'elle incarne une multitude de lecteurs. Rappelons quand même qu'Esperluette est le logogramme « & ».
Lire donc. Lire avec plaisir, émerveillement même. Je vous disais, dans un billet précédent consacré au support numérique, qu'il fallait entendre parler Hubert Nyssen du côté charnel du livre pour éviter de s'enflammer pour ces glaciales liseuses d'un nouveau siècle. La preuve: « l’emporter au lit et là, l’ouvrir, le fourrager, le caresser, le peloter, de temps à autre y glisser un doigt et sentir, en tournant la page, le doux grain du papier ». Pas très étonnant comme nous le rappelle l'auteur-éditeur, qu'une Québécoise, avec cette langue qui nous apparaît, à nous Français si imagée, lui ai dit un jour: « Ah, monsieur, en lisant votre livre, j’ai joui ».
Cet opus est avant-tout un hommage, me semble-t-il, au temps. Temps indispensable au mûrissement d'une idée, à la construction d'une pensée. Tout le contraire de l'époque actuelle où le temps - les Américains nous le rappellent à l'envie - c'est de l'argent. Temps indispensable pour ne pas rester à la surface mais plonger dans les délices de la langue. Je rejoins complètement Hubert Nyssen quand il met en garde contre le nivellement par le bas:
« On serait passé d’un « que vais-je écrire ? » à un « comment vais-je apparaître ? » »
Plus loin:
« Les aveux indiscrets plaisent plus que les bonheurs d’écriture. »
On comprend mieux, dès lors, l'inquiétude d'Hubert Nyssen lorsqu'il reprend ces mots de Condorcet:
« Toute société qui n’est pas éclairée par des philosophes est trompée par des charlatans. »
Peut-être que le plus beau cadeau à faire à Hubert Nyssen serait de diffuser autour de soi cet enthousiasme pour la lecture - « Il faut être un liseur heureux », disait Madame de Sévigné – cet engouement pour ce que l'autre a à dire: « Écouter, c’est lire » lui disait sa grand-mère.
Des aïeux dont Hubert Nyssen – vous l'entendrez – parle avec beaucoup de délicatesse et d'admiration. Sans doute parce que le couple avait enseigné à ce petit-fils que le regard peut s'exercer. Il faut lire en particulier l'épisode où le jeune Hubert doit répondre à son grand-père qui lui demande, alors qu'une carte est dépliée sur la table, la distance entre Paris et Bruxelles. Le garçon hésite puis donne une réponse en kilomètres. Non, dit le vieil homme: trois centimètres.
Quelle éducation!