La Loi Hadopi ne pose pas seulement la question de savoir si chacun d'entre nous pourra continuer comme il l'entend, et en toute bonne conscience, à télécharger allègrement musiques et vidéos de son choix. Gratuitement, et avec plaisir. Elle est emblématique de l'état actuel du système capitaliste, en particulier de son évolution depuis les bases de son analyse (Marx.)
Une telle loi tente de réguler au profit de la continuation du système de la production et de la consommation un ensemble de problèmes et d'évolutions. Nous pourrions au moins en remarquer quatre :
1.La dématérialisation progressive des objets consommables.
2.La naissance et l'extension de la classe moyenne, au sens le plus large du terme.
3.La mondialisation des problématiques.
4.L'essor considérable des pratiques artistiques et culturelles, assimilées à des produits de
consommation ''nobles'' mais finalement configurables selon les lois habituelles du marché.
C'est la coordination de ces quatre évolutions qui explique que les Etats soient confrontés à un problème d'un nouveau genre. Problème simple : la Gratuité devient une possibilité technique capitaliste (1) à laquelle un grand nombre peut accéder (2), que l'on ne sait guère comment éviter dans le cadre d'une juridiction nationale (3) et qui concerne une production importante, dite artistique, où des portions de capitaux sont en jeu (en particulier le cinéma, la musique populaire) (4).
La Gratuité, c'est-à-dire l'impensable du système capitaliste. Son démon le plus inimaginable et redoutable. L'inversion des valeurs du système.
On sait qu'il y a toujours eu deux interprétations du marxisme originaire. La première prend les armes et les devants et elle veut frapper. La deuxième, patiente et calculatrice, croit en l'auto-effondrement du capitalisme par une sorte, progressive, de nécessité logique et historique.
La Gratuité semble à première vue appartenir à la deuxième interprétation, au moins comme événement du système curieusement inattendu et inévitable. Le Capitalisme a produit, de structures technologiques en dématérialisations, la possibilité de sa bête noire, et cherche maintenant à éteindre l'incendie intérieur, l'implosion.
La loi Hadopi (pour autant que quelques députés soient au travail pour la voter. Essayez donc de singer un tel absentéisme dans votre domaine, et témoignez-nous de votre licenciement) repose sur deux principes : 1. La répression ; 2. La surveillance.
Répression si vous continuez, décidément, à vous comporter en corsaire du Net. On vous les coupera... les possibilités. Et vous ne pourrez plus même envoyer un mail à votre grand'mère.
Surveillance : vous serez un bon citoyen en acceptant le logiciel de l'Etat, le troyen officiel qui vérifiera que vous ne vous livrez pas à des actes illégaux – et à quoi d'autre dans le futur ? Au bon déroulement de votre vie privée ? Le troyen, rassurez-vous, est et restera un Ange. Toujours la même logique : le bon citoyen ne porte pas de cagoule, ni ne voit d'inconvénient à ce que la police fouille ses puces et sa carte mémoire.
Rassurons-nous : le troyen officiel aura fort à faire. Car il ne faudra pas longtemps pour que les experts de la piraterie le désactive ou le leurre... Avant que les experts officiels n'inventent le Cheval de Troie de génération II, etc., le tout nous livrant à une lutte qui ne sera ni plus ni moins que celle qui a lieu entre les virus et les antivirus, à ceci près que l'étendard de la Légalité, pour une fois, sera viral...
Là n'est cependant pas l'essentiel. Nous savons très bien que nous nous amuserons du virus Hadopi 17 ou 19 comme les lycéens du piratage d'une console de jeux, quelques experts nous montrant tôt ou tard comment faire pour faire croire au trojan que nous sommes de bons citoyens... L'essentiel, ce serait plutôt de savoir ce que nous donne à penser, en définitive, l'existence de la Gratuité au centre même d'un système capitaliste.
Évidemment, il y a la première lecture. Celle-ci maintiendra la nécessité de la Gratuité, à tout prix, ce libéralisme d'un tout nouveau genre, comme affolé de lui-même. L'Idée enfin généreuse. De l'autre, il y a ceux qui rappellent que rien, si ce n'est l'oxygène biologique, et le droit de vivre, ne peut raisonnablement être approprié sans contre partie.
Créer gratuitement, c'est pourtant exactement, les uns et les autres, ce que nous sommes en train de faire... On ne voit pas qu'Agoravox et que tous nos blogs soient autre chose... D'où en conclure que le droit d'auteur (qui est plutôt un droit de producteur, la plupart du temps) concerne essentiellement des entreprises dont l'aspect financier prime sur l'aspect artistique. Ou des artistes et producteurs qui ont assez d'argent pour vivre mieux que nous jusqu'au terme de leur destinée.
Dans mon domaine, très pointu, je ne connais guère de ''philosophes'' qui ne donnent pas par pure générosité un texte ou une recherche. La philosophie peut paraître absconse. Mais soyez-sûr qu'il n'est jamais question, lorsque nous écrivons un texte, de droits d'auteurs (ou si peu...). La satisfaction est certainement ailleurs.
Il serait cependant excessif, au nom d'une critique forcenée du libéralisme, et de la joie qu'il y a à constater que sa citadelle est prise d'assaut de l'intérieur même, de nier toute réalité à la notion de droits d'auteur.
Il y a trois Idées politiques : la liberté, la propriété, l'égalité. Notre temps est certainement dictature de la propriété sur fond d'une quasi-illusion d'égalité formelle des droits. Mais la propriété ne peut être entièrement laminée par les autres valeurs, l'égalité et la liberté, leur affirmation fût-elle plus essentielle dans un temps comme le nôtre que la perpétuation de la propriété, dont le motif est toujours, en définitive, inégalitaire.
Le droit d'auteur n'a pas toujours existé. Il admet, de plus, une limite post-mortem dans le temps. Vous pouvez librement éditer, si cela vous chante, les oeuvres de Rimbaud, ou de Kant. Néanmoins, il est de ces artistes, de ces écrivains, de ces philosophes même, qui vivent ou aimeraient vivre péniblement du fruit de leur passion.
Hadopi est certainement une loi stupide. Qui concerne les capitaux artistiques dont le niveau d'exploitation est tel qu'il importe peu que j'en télécharge maintenant une copie ; et qui, d'abord, voudrait que ce marché continue son expansion, quand bien même il s'agit souvent (mais pas nécessairement) des oeuvres les moins profondes ou dont la réputation est pour le moins surfaite. Loi qui ne concerne pas, en revanche, les oeuvres et les artistes profonds, beaucoup moins exposés.
Hadopi est maligne pour autant qu'elle veut sauver la suture de la marchandise et de l'art, en entamant une fois de plus le rayon de la sphère privée, dont la restriction est définition même de la dictature. Rien d'autre.
Mais cela ne veut pas dire, à mon sens, qu'il faut simplement s'en remettre aux flux gratuits s'échangeant de part et d'autre. Il y aurait quelque naïveté à croire que la Gratuité est l'Ange de la Démoniaque Propriété, et que tout se jouera dans l'élection manichéenne de l'un des deux termes.
Ce qu'il y a, c'est, osons-le dire, un nouveau rapport que l'Etat a à inventer à l'égard des créateurs, des artistes, des écrivains... Un rapport absolument nouveau qui implique au moins trois principes :
1.Une liberté d'expression.
2.Un mécénat intelligent et endurant.
3.Un ensemble de responsabilités qui incombe aux créateurs en retour.
Il se pourrait, alors, que vous n'ayez plus à cliquer ICI, en toute illégalité, pour entendre cela...