Mr Herbert George Wells, vous n'avez pas cru si bien écrire. L'homme invisible existe ; je l'ai rencontré : c'est moi. Je n'en éprouve aucune
rancoeur, à peine une vague malenconie. J'ai failli me faire piétiner par une jeune collègue qui, m'ayant pourtant vu assis sur mon banc, m'a ostensiblement tourné le dos afin que d'entreprendre
de son rire des individus moins silencieux. Mon Dieu, icelle étant accorte donzelle non dépourvue d'esprit, je n'irai pas la chicaner d'autant qu'elle sort à peine de l'enfance. J'en tire
seulement quelques réflexions. La singularité est un combat au jour le jour. Si le babillage de la modernité vous laisse plus muet qu'une carpe, vous voilà bientôt aussi isolé que manchot en
terre Adélie. Si, au détour d'une conversation même ordinaire un mot un peu savant vous échappe, vous passez tout de go pour un raseur éperdu qui habite une autre planète. Ce qui veut dire que
sur celle-ci, dont la glaise vous colle pourtant aux baskets tant il est vrai que vous êtes comme tout un chacun aux prises avec le concret rampant, votre silhouette se dissout dans le néant. Je
suis donc, en mon vieillissement et mon phrasé du temps des spadassins, un homme sans visage. J'en accepte l'augure. Je me rassure en me disant que les enfants me voient encore et qu'ils me font
le plaisir de m'aimer quelque peu. J'ai bien failli, hier, partir et me réfugier en ma bibliothèque, parmi les personnages qui m'ont tenu debout pendant près de cinquante ans. Je suis resté
justement pour les enfants que j'accompagne sur les chemins du théâtre, de la poésie et des arts. Mais je vais me remparer dans le bunker de ma classe. J'y ai aussi, pour m'accompagner dans les
revers de fortune, le journal de Camus et quelques passages de philosophie. Je demeure, et je le revendique, un humain de papier dont les mots vont à courre sous les mots. Avec eux, je tiendrai
jusqu'au bout et même davantage avec un brin de talent. Mon banc, lui, n'est pas du bois dont on fait les flûtes. Je sais que mon être ne s'effiloche pas comme un mirage quand il me prend dans
ses bras.