Plaidoyer pour une planification délibérative en Nouvelle-Calédonie

Publié le 28 avril 2009 par Servefa

Le projets d’infrastructures routières en Nouvelle-Calédonie apparaissent comme des exemples parlants (parmi d'autrs) des rapports qui lient la rationalité et le politique dans un régime technocratique porteur de logiques de domination sournoises (ce mot est utilisé ici au regard de la volonté affiché d’éclairer, par l’élitisme de la technique et de la pensée rationnelle, le peuple, quand bien même la forme du projet est façonnée par des orientations économiques et politiques). Ainsi la planification des infrastructures s’habille-t-elle de paternalisme bienveillant qui œuvre à « planifier pour le peuple ».

Cette dynamique est génératrice de deux groupes de limites importantes.

En premier lieu, cette position moderniste de confiance en la rationalité de l'ingénierie se heurte non seulement aux limites de la rationalité qui ne saurait apporter de réponse à des problèmes éminemment complexes et insolubles, mais qui de plus marque la domination du rationalisme scientifique sur des valeurs d’ordre esthétique ou moral. Ainsi, les justifications traditionnelles de la construction d’une route peut-elle être remise en cause, par exemple au travers de la faiblesse de données rationnelles, comme les modélisations de trafics, qui d’après une étude du chercheur danois Flyvbjerb apparaissent le plus fréquemment pour le moins douteuse et de par la non prise en considération d’éléments sensibles, comme la préservation d'un environnement dont les richesses ne sont plus à démontrer, l'approche paysagère ou même, n'en déplaise aux élus de la mairie de Nouméa, l'esthétisme d'un aménagement.

En second lieu, la dimension démocratique du processus  est contestable puisque le politique se justifie rarement quant au projet choisi mais se contente d'informer les citoyens (souvent seulement les riverains) alors que la décision a déjà été prise. Il nous semble ainsi possible de pouvoir qualifier un tel régime de technocratique. Cette forme de gouvernement apparaît d’autant plus discutable qu’elle use d’une rationalité technique incomplète pour crédibiliser des décisions finalement principalement politiques et résultant de forces de domination peu respectueuses du pluralisme des acteurs et de leurs différences, dans un pays profondément pluri-ethnique,  puisque seuls ceux qui ont accès à l’information sur le projet, et aux sphères du pouvoir, pourront prétendre influer non seulement la conception, mais aussi la décision quant à ce dernier.

Le modèle technocratique de la planification des infrastructures en Nouvelle-Calédonie parait donc particulièrement limitatif au regard non seulement des limites de la rationalité, mais aussi de la prise en compte d’une société pluraliste. Ainsi, la planification des infrastructures autoroutières, asservie à un modèle économique nullement interrogé, apparaît-elle non seulement déconnectée de considération aménagiste, mais aussi de toute autre approche environnementale, sociale ou économique. Elle ne répond donc pas d’une vision stratégique englobante et prospective qui donne sens à un projet calédonien convergent et cohérent.

Le paragraphe suivant souhaite présenter une approche de la planification qui pourrait être appliqué à toute démarche d’aménagement ou de développement dans le pays, et en particulier au secteur des transports, qui demande d’interroger les modes de vie. Nous retraçons ici les fondements théoriques de cette approche, ses atouts, en particulier en Nouvelle-Calédonie, et les modifications qu’elle entraîne dans la fonction d’urbaniste ou d’aménagiste.

La première moitié du XXème siècle, et ses conflits sanglants, et ses dictatures totalitaires, a conduit la pensée de l’Occident à une perplexité certaine qui a mené à la construction de divers champs théoriques rejetant et critiquant le positivisme et les tendances universalistes de la philosophie en particulier dans une société au multicultiralisme grandissant. Cet environnement fut propice aux travaux soulignant les limites de la rationalité et la difficulté politique à définir des notions telles que l’intérêt général. Si ces constats ont pu mener certains à un relativisme presque nihiliste, ou à l’adoption de positions idéologiques fondamentales, d’autres s’y sont appuyés pour reformuler le concept de la Raison et repenser la modernité, notamment en ressuscitant les pratiques de la démocratie. Dans le domaine de la planification, le courant communicationnel propose ainsi de renouveler l’approche rationnelle, limitative, en concevant la planification comme un processus interactif où la planification “doit être considérée avant tout sous l’angle d’un processus politique”, dans une perspective où “la communication devient l’élément stratégique à partir duquel on peut penser des démarches collectives de coopération, de concertation ou de partenariat, à condition de prendre soin d’écarter la désinformation, ou la manipulation de l’information” (Hamel, 1997). Une telle approche réfère à la pensée philosophique de Jürgen Habermas et à sa théorie de l’agir communicationnel (1987) où le penseur allemand décrit « une situation idéale de discours » offrant l’intercompréhension des interlocuteurs dans laquelle les relations interpersonnelles dépendent de la réponse à la question “à quelle condition un énoncé peut-il être dit valide ?”, soit les préalables d’intelligibilité, de vérité, de justesse et de sincérité (Habermas, 1987). Ces préalables permettent la naissance de l’intersubjectivité, c’est à dire d’une relation entre deux sujets connaissants où la communication est, pour le locuteur, un véritable “processus de formation” (Habermas, 1987). Ainsi, la compréhension intersubjective permet “de fonder l'action en substituant à la rationalité instrumentale du modèle rationaliste une rationalité communicationnelle. En pratique cette approche invite les planificateurs à recourir à diverses stratégies en vue de favoriser les échanges entres les acteurs concernés par un enjeu ou un projet” (Hamel, 1997). La chercheuse britannique Patsy Healey définit ainsi des propositions favorisant l’émergence de ce nouveau mode de planification (1996). Ces dernières posent un cadre respectueux, et autocritique, de toutes les opinions poussant à la multiplicité des formes de discours - de l’analyse statistique au poème -, et à la nécessité de l’assurance de l’intercompréhension par la formulation des éléments discursifs non compris, dans une logique de médiation qui n’oublie pas de faire surgir les intérêts conflictuels. Une telle démarche d’apprentissage commun dans une volonté mutuelle de comprendre conduit à l’élaboration de solutions innovantes dans un contexte de transparence et mène à la définition d’une vision d’avenir commune.

L'hétérogénéité de la société calédonienne, riche de la coexistence de nombreuses cultures, puisque les kanak partagent le pays avec les européens mais aussi les populations d’Asie du Sud-Est, et d’Océanie, et l’ambition déclaré dans l’accord de Nouméa de construire pour le pays un “destin commun”, rendent pertinent l’adaptation de la planification communicationnelle au contexte calédonien. En effet, le courant communicationnel permet de réinventer la démocratie à travers le débat public en évitant non seulement la domination d’un principe tout-puissant tel que la technique, l’esthétique ou la morale, mais aussi la domination d’un groupe par les autres (Healey, 1996), tout en apportant des réponses concrètes qui reçoivent l’assentiment de la communauté (Hamel, 1997). Par ailleurs, dans un pays où la bureaucratie a favorisé des approches segmentées entre les différents secteurs, la planification communicationnelle, de par la diversité des acteurs qu’elle implique dans l’acte de planifier, apporte une évolution non négligeable en privilégiant l’intégration des différents secteurs dans une logique englobante.

La fonction d’aménagiste s’en trouve ainsi totalement transformée. Alors que l’aménagiste pouvait être décrit auparavant comme un technocrate récitant son catéchisme (Lefèbvre, 1991), il doit maintenant acquérir de nouvelles compétences de médiation, apprenant à vivre dans le conflit, à reformuler sans corrompre, à assurer l’équité des représentations et l’équilibre des pouvoirs, et à expliquer (Forester, 1987). La fonction de l’aménagiste devient donc principalement d’être garant, dans le processus de démocratisation, de la « bonne  communication », au sens d’Habermas, son rôle devenant donc « fondamentalement communicatif » (Forester, 1987).

Outre les freins pouvant exister du fait de la perte de pouvoir des aménagistes, outre les difficultés liées à la maîtrise de la langue dans un pays où existent plus de trente langues vernaculaires et où l’allophonie concerne une grande partie, souvent défavorisée, de la population, outre les clivages très profonds, et les cicatrices de l’histoire, qui divisent la société calédonienne, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de l’approche communicationnelle dans une volonté de résister à la domination potentielle d’un groupe de la société sur un autre par l’entremise de l’aménagiste qui doit “mettre en avant les distorsions dans la communication et la désinformation” par la grâce d’une “éthique communicative” (Forester, 1989). En effet, l’aménagiste, ou le groupe d’aménagiste, se construit sur une culture professionnelle et une standardisation des comportements et des raisonnements par l’entremise du grand espace de formation des “sachants” que constitue , par exemple, l’université. Aussi, les aménagistes garants de la bonne communication dans le processus démocratique délibératif permis par l’approche communicationnelle obéissent-ils à un ensemble de valeurs convergentes et qui est à même d’introduire un biais dans leur action communicative quand bien même ces derniers agiraient dans la plus grande franchise. Ainsi, Michel Foucault de remarquer que la notion de justice, souci essentiel du planificateur-aménagiste, est un concept formé à l’intérieur de notre civilisation dans notre type de savoir et qu’à ce titre elle est constitutive de notre système de classe dont il serait illusoire de vouloir s’extraire (1984). La reconnaissance de l’irréductibilité des tensions et des conflits entre les groupes d’individus peut constituer une limite fondamentale à l’enthousiasme de la pensée communicationnelle, plus encore dans un environnement multiethnique où le corpus des aménagistes n’appartient qu’à un seul groupe ethnique, symboliquement marqué de la domination coloniale.

Toutefois, l’approche communicationnelle invite la population à se préoccuper de ce qui est avancé pour elle et à y participer, remettant au goût du jour la notion d’engagement politique dans une société postmoderne qui a pu se laisser aller au relativisme teinté de nihilisme. Cette approche définit ainsi une nouvelle rationalité non universelle, construite par les mécanismes de la communication dans des volontés de vivre ensemble et d’acceptation des différences. En dépit des limites d’une telle approche, aux penchants parfois idéalistes, dans le contexte délicat de la Nouvelle-Calédonie, il semble indispensable d’aborder dès aujourd’hui une telle démarche afin de permettre l’ambition elle aussi idéaliste de l’accord de Nouméa de construire la paix par un destin commun. Il appartient donc aux aménagistes de ce pays d’inventer des arènes publiques et des stratégies permettant la mise en application du courant communicationnel. Les projets d'infrastructures routères que d'aucuns jettent au visage comme autant de solutions miracles pourraient constituer des premiers cas passionnants de planification délibérative empruntant aux théories du courant communicationnel, en lieu et place d'aménagements routiers imposés sous couvert de technicité.

Pensez-vous qu'un tel point de vue soit trop revendicateur ? Quelles stratégies participatives voyez-vous dans le contexte calédonien ?

François