Je cherche à cerner ce que représente l’acte pour Hannah Arendt[1].
Pour elle, l’acte est politique. Mais dans quelles conditions ? Quelles en sont les éléments nécessaires ou contingents ?
Nous venons de voir que l’acte peut signifier un commencement, un début, une fondation ou une ouverture vers l’avenir.
Une assertion tout à fait paradoxale en ce qui concerne le suicide.
Par son refus, le sujet tranche avec ce qu’il y a avait avant et ce qu’il y a autour de lui. Il y a rupture par rapport à l’extérieur. L’acte est posé « par rapport à », « en fonction de », « en réponse à ». Le référent pour Arendt est la cité, la polis, la politique. L’acte est public. Il s’adresse à lui. Dans la foulée, l’acte s’inscrit en faux avec ce qui lui précède, il tranche, il casse, il sape quelque chose de l’existant public.
Arendt pense qu’il pourrait marquer une ouverture vers quelque chose d’inédit.
Depuis St Paul et St Augustin pourtant, l’accent a été mis sur le libre arbitre, ce qui a totalement modifié notre lecture de la liberté politique. Le libre arbitre était totalement inconnu de l’antiquité. Après les théologiens de l’église catholique, l’acte devient privé, intime, « individuel » (C. Ghosn pour Renault). Et nous sommes encore très marqués par cette approche qui résonne fâcheusement comme une façon de se dédouaner de toute responsabilité vis-à-vis du suicide.
Pour Arendt, la libre arbitre est une notion « absurde » et fausse[2].
Pour comprendre le parcours qui permet cette conclusion, il faut partir de la division public/privé dans l’antiquité. La liberté ne concernait que le public, c’était la liberté de l’action politique. Les affaires privées était laissées au maitre de la maison.
Avec le christianisme, le rapport avec soi-même devenait un enjeu que St Augustin a révélé être « mortel » (Confessions VIII, chapitre IX). Car il y a un conflit à l’intérieur de la volonté qui est divisée entre la raison et la passion, entre l’entendement et la fureur. L’essence de la volonté qui est de commander se trouve paralysée. C’est une « monstruosité » interne de la volonté qui s’explique par la présence simultanée « d’un je-veux et d’un je-ne veux-pas [3]». Velle et nolle. Le fait historique est qu’il y a quelque chose comme « la présence simultanée d’un je-veux-et-ne-veux-pas », ce qui est l’interprétation de St Augustin.
Pour les anciens, je-veux et je-peux sont différents. Dans l’antiquité, vouloir, c’était pouvoir. La maitrise de soi était une « vertu spécifiquement politique » marquant la « coïncidence » du je-veux et du je-peux. Il y avait la conviction que la passion peut aveugler la raison des hommes », mais une fois maitrisée par la raison, la passion ne peut plus empêcher l’homme de « faire ce qu’il sait être bien [4]».
Par contre, la volonté chrétienne était prise en défaut, « comme si le je-veux paralysait immédiatement le je-peux, comme si au moment où les hommes voulaient la liberté, ils perdaient leur capacité d’êtres libres ». La volonté était impuissante, incapable d’engendrer le véritable pouvoir, en « constante défaite dans la lutte avec le moi [5]».
« Le je-veux ne peut jamais se débarrasser du moi ; il y reste toujours lié et il reste même toujours sous sa coupe. Cet enchainement au moi distingue le je-veux du je-pense [6]».
La volonté exerce dans ce cas une contrainte « par l’intérieur », elle est divisée en deux parties.
« Dans le conflit mortel avec les désirs et les intentions de ce monde dont la volonté-pouvoir était censée libérer le moi, le plus que le vouloir semblait capable d’accomplir était l’oppression ».
Arendt tient Rousseau pour le responsable de cette erreur, elle considère sa volonté-pouvoir comme essentiellement « non politique et même antipolitique ».
« Cette identification de la liberté à la souveraineté est peut-être la conséquence la plus pernicieuse et la plus dangereuse de l’identification philosophique de la liberté et du libre arbitre [7]». « La souveraineté des corps politiques a toujours été une illusion ». « La liberté et la souveraineté sont si peu identiques qu’elles ne peuvent même pas exister simultanément. Là où des hommes veulent être souverains, en tant qu’individus ou que groupes organisés, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou la « volonté générale » d’un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer [8]».
La liberté n’est donc pas un attribut de la volonté déjà divisée en elle-même. Il ne suffit pas de le vouloir.
Alors comment la liberté peut-elle être un attribut de l’action, du faire et de l’agir ?
Désolé : la suite au prochain post !
[1] - Arendt A., La crise dans la culture, (1954), Gallimard, Folio essais n° 113, Paris, 1972, p. 203
[2] - p. 212
[3] - p. 206
[4] - p. 207
[5] - p. 210
[6] - p. 213
[7] - p. 213
[8] - p. 214