Salim, comment ça marche ?
Camillia m'a appelé après sa garde. C'est souvent lorsqu'elle est vraiment lasse, harassée par la douleur de ses patients, qu'elle compose mon numéro.
Elle m'a tout de suite demandé des nouvelles de Picasso. Il est vert et orange avec des bandes rouges et jaunes. C'est drôle, parfois je me demande si les fabricants de baskets ne se sont pas inspirés de lui pour leurs dernières créations. Picasso traversait sa journée de mue et j'ai envoyé immédiatement à Camillia une photo que j'ai faite avec mon numérique, le téléphone dans une main et l'appareil dans l'autre, levé à hauteur de Picasso... On a parlé longuement de mon caméléon. On a parié sur sa survie, j'avais dans l'idée qu'il allait peut-être arrêter de s'alimenter et que demain dans le terrarium, il ne resterait peut-être de son corps qu'une demi-métamorphose, sa peau encore adhérente ici et là.
Mais tout en échangeant avec Camillia sur le processus de synthèse de la vitamine D3 et la fixation du calcium, et les UVA, UVB et UVC qui devaient intervenir dans sa régénération, j'ai vu que Picasso était finalement sur la bonne voie. Ses déplacements me prouvaient qu'il avait compris le chemin de sa mue et qu'il allait l'accomplir. Camillia est une passionnée de reptiles ; on s'est rencontrés sur internet, sur un site spécialisé. Elle regrettait que les spécialistes n'aient pas toujours les bonnes réponses, et à force de converser ensemble je suis presque devenu son docteur, enfin celui de ses serpents. J'ai fini par prendre la place du médecin du médecin, puisque telle est la profession de Camillia. Il faut dire que personne ne lui demande si elle souffre ou si elle est inquiète du lendemain. Elle ne peut compter pour ça ni sur ses enfants, ni sur ses patients, ni sur ses collègues.
Alors, elle compte sur moi je suppose. Moi, je l'observe et parfois je la comprends. Si je pouvais, je pourrais rester là, figé, à contempler des heures et des heures durant ce que j'aime le plus au monde, c'est-à-dire la vie et la logique du vivant.
J'aime savoir comment les choses fonctionnent. Je suis capable, dès les premières secondes, de reconnaître dans la tonalité du timbre vocal de Camillia ce qui va ou pas. Je peux dire que j'ai observé sa voix comme je regarde tout ce qui m'entoure. Je ne peux pas m'arrêter, c'est plus fort que moi, je suis présent à ce monde d'une manière un peu trop vive, je crois. C'est un peu comme si j'étais trop réveillé, si ça vous dit quelque chose. Camillia, par exemple, je ne l'ai jamais vue en photo ni en vrai, mais je sais exactement à quoi elle ressemble, grâce à l'observation expérimentale que j'ai de sa voix.
Mes caméléons et mes serpents, j'ai fini par les comprendre rien que par l'effet insistant de l'observation. Leurs couleurs, leurs déplacements m'informent sur ce qu'ils veulent et ce dont ils ont besoin. Parfois je les regarde tellement que je pense être arrivé à terme, au bout de la trajectoire. Je suis dans leur tête et je sens la pression du sang dans leurs cerveaux. Mais je ne sais toujours pas s'ils pensent, ça, je dois bien le reconnaître.
J'ai tout appris à Ghardimaou. Sans doute vous n'avez jamais entendu le nom de cette petite bourgade tunisienne où je me rendais avec mes parents chaque année pour les grandes vacances, depuis Ajaccio, où nous habitions. Je laissais vite mes parents dans leur maison pour retrouver à dix kilomètres de là, l'univers merveilleux de mon grand père. On peut dire aisément que ce monde-là se contentait de peu et c'est pour cela que j'aimais tant me retrouver là-bas. Je regardais de tous mes yeux, je buvais la terre, les plantes rebelles et parfumées, les animaux de toutes mes prunelles. Il n'y avait pas d'électricité et chaque matin, on trayait la vache pour le déjeuner, on filtrait le lait et c'était prodigieusement bon. Et simple. Je peux dire que je savais d'où venait mon déjeuner. Cette constatation m'émerveillait. Je me disais : je viens d'ici. Je me nourrissais de fruits cueillis sur les arbres. J'allais chercher l'eau à 5 ou 6 kilomètres de là. On y allait ensemble, l'âne, les bidons et moi. Et c'est fou ce que j'aimais ça ; aujourd'hui, moi qui ai goûté à ce qui est cher et célèbre, moi qui ai tant voyagé, moi qui aime les belles bagnoles et qui me suis presque ennuyé aux Maldives, je sais que Ghardimaou, ces années-là, fut mon jardin d'Eden.
Et pourtant, comme il était pauvre en apparence ce jardin... J'y observais pourtant des visages sereins et souriants, des visages qui donnaient sans compter. J'ai retrouvé par la suite, parfois, de tels visages ouverts comme des paysages, en marge des compétitions. Je pense à ce séjour à Dakar, avec l'Equipe de France et ces femmes sénégalaises qui nous préparaient notre nourriture. J'ai tout de suite reconnu leurs visages souriants, ces visages que j'avais déjà observé auprès de mon grand-père et des siens, ces pauvres qui m'ont tout appris.
Je sais ce que vous pensez, que les caméléons adorent se fondre dans les paysages et que moi, caméléon, je vous parle de Ghardimaou pour ne pas vous parler de ce javelot qui est venu se planter dans la région de mes côtes, le 13 juillet 2007 à Rome. Mais je ne peux rien vous dire car je ne peux rien comprendre à ce javelot, venu à moi sans que j'aie même le temps d'observer sa trajectoire, moi qui aime tant comprendre comment une trajectoire se décompose, justement.
Tout le monde dit que je suis curieux de tout. Je le pense aussi, mais je ne sais pas ce que cela veut dire exactement.
Je suis juste surpris par le monde qui m'entoure et je trouve qu'il y a de quoi.
J'analyse, j'expérimente, je veux comprendre les tenants et les aboutissants. Aussi je démonte les moteurs de ma moto, de ma voiture et de celles de mes proches. J'ai montré à mon garagiste ce qui n'allait pas dans sa manière de réparer. Il complique trop. Tout est simple quand on cherche à entrer dans la logique des choses. Cela demande de la concentration et de la volonté, et puis la mécanique de l'analyse logique se met en place. J'aime ça. C'est comme quand je saute, j'ai un ordinateur dans la tête qui décompose tout et pense à chaque paramètre qui s'impose à chaque instant pour qu'un saut soit réussi. Je dis cela pour ce sport mais dans toutes les autres activités qui me passionnent je suis pareil ; Camillia me dit parfois que j'ai de la chance d'être aussi féru de mathématiques et de logique. Elle dit d'un ton songeur "Ça doit vous aider" et je sais qu'elle pense à cet instant qu'elle en est incapable. Mon boulot, c'est de lui prouver qu'elle a tort.
Mon coach, elle, me parle de ma capacité d'adaptation : elle me montre juste une fois un geste, une technique, et je la comprends, je l'assimile et je la conçois, je la répète et puis c'est bon, je l'ai intégrée. J'ai parfois souffert, dans les jeux collectifs que j'ai pratiqués, de ne pouvoir contrôler les gestes et les prises de décision des uns et des autres. Si je suis fort le jour de la compétition, je vais loin. Parce que je suis seul et que je connais tous les paramètres. Mais en même temps j'adore les jeux collectifs comme le rugby. Je cours vite avec une grande capacité d'explosion, et donc sur un stade de rugby, je sais que je peux marquer l'essai et que personne ne me touchera. Ce n'est pas de l'orgueil, vous le savez, c'est juste de la lucidité, de la volonté et beaucoup d'observation.
Camillia me demande parfois si je ne suis pas triste de tout ce que je ne peux pas comprendre, moi qui veux tout savoir et qui suis si curieux de tout. Bien sûr, c'est parfois troublant. Lorsque l'histoire du javelot est tombée sur moi et que les caméras ont zoomé dans ma direction, je me suis dit "pourquoi moi ?", bien sûr. J'essayais de comprendre une séquence que j'avais analysée quelques minutes plus tôt lorsque, regardant une pluie de javelots, je les ai vus, une vision brève, retomber sur moi. L'un est véritablement venu se ficher à dix centimètres de mon pied gauche. Je suis juste allé m'entraîner. Je ne suis pas allé au bout de ma vision ce jour-là, à Rome.
J'étais très calme et posé. Comme je sais comment mon corps fonctionne, que j'étais essoufflé car je venais de courir, je savais que mon poumon gauche n'était plus ventilé et je devais oxygéner au maximum mes muscles. Je ne voulais surtout pas perdre conscience.
Je n'ai pas reconnu non plus sur les images cette expression de douleur sur mon visage. On ne peut pas tout contrôler. Et moi qui calcule au plus près mon saut en longueur, moi qui saute si loin et qui me projette dans l'espace, j'ai mon regard à l'intérieur, mes yeux sont d'abord dans mes jambes qui courent et ensuite dans l'engagement de tout mon corps vers l'avant, puis ils se baladent dans mon ciseau et puis dans la réception au sol. Je n'ai pas le temps, objectivement, d'analyser la trajectoire des javelots qui tombent du ciel et je le regrette bien un peu, mais que voulez-vous, je sais qu'il y a des zones de non sens qu'il faut accepter. Je l'ai appris, dans les visages sereins de Ghardimaou, auprès de mon grand-père. Et je ne sais pas d'où tombent les javelots qui pleuvent du ciel, comme dans les tragédies antiques, puisque le sport que je pratique était déjà présent aux jeux d'Athènes.
Mon fils regarde les serpents pendant que je vous écris. Il est tout petit et ça le fascine, ces 4 mètres de longueur, c'est comme un pays allongé dans la longueur. Ma femme nous observe, mon fils, moi et les serpents. Elle a cet air de sourire depuis toujours, éternellement, que j'aime.
Au moment de finir cette nouvelle, je me disais que je ne vous avais parlé que de quelques-unes seulement de mes curiosités. J'en ai beaucoup d'autres encore à vous montrer, en dehors du sport et aussi en dehors de mes serpents et de mes caméléons. J'ai 28 ans, j'aime tant ma famille, ils sont plus précieux que tout. Alors, c'est vrai je suis heureux car je sais que je vais rebondir, un peu comme cette nouvelle dont le destin est de chuter, comme moi à la fin de mes sauts. Un saut en appelle un autre et une curiosité en tire une autre par la manche. C'est ainsi que j'avance depuis toujours. Je n'ai pas choisi le saut en longueur. Pas exactement. C'est lui qui m'a choisi, parce que moi j'étais curieux de tous les sports. Un jour cependant, mes résultats ont paru un peu mieux que bons à Montargis où nous avions déménagé et les coachs se sont demandé si, des fois, je n'étais pas capable d'aller plus loin. Moi j'ai dit oui, juste pour connaître mes limites. Je me suis entraîné dur, longtemps, beaucoup. Et à chaque fois, je sentais que je n'étais toujours pas au bout de mes limites. C'est comme ça que je suis arrivé en haut. Dans ce sport-là, tu ne dépends que de toi. Il y a juste le sol, ton corps et le vent. C'est simple et c'est si complexe. C'est une courbe que l'on peut analyser point par point. J'aime observer cette radicalité, cette lecture-là, si évidente. J'ai étudié le mouvement de tous les grands champions. Je sais reconnaître quand la ligne de leur épaule et de leur bras est cassée ou au contraire bien droite. J'ai tout analysé, statistiquement et le plus techniquement possible. J'ai observé.
Je suis un garçon curieux de tout. Je suis un garçon inventif. J'ai pensé que cette nouvelle vous permettrait à votre tour de m'observer et de rentrer dans ma tête, afin de comprendre ma logique. Pour voir comment rebondir et sauter encore, sauter ailleurs, sauter autrement. Juste de quoi faire un saut du côté de chez moi, à votre tour. Et mieux connaître qui habite dans le corps d'un sauteur en longueur champion du monde.
Salim Sdiri
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