L’histoire-fiction peut sans doute intéresser les romanciers, mais, pour l’historien, elle mène nécessairement à une impasse. C’est pourquoi il serait inutile de se demander quel aurait été le sort du monde, au XXe siècle, si Adolf Hitler était devenu un peintre reconnu au lieu de se lancer dans la politique. En revanche, un examen de ses aquarelles permet de comprendre les raisons pour lesquelles sa peinture ne remporta aucun succès. Deux tableaux du dictateur viennent d’être vendus à Nuremberg, auxquels il faut ajouter treize aquarelles et dessins dispersés en Angleterre le 23 avril dernier. Hasard du calendrier ou coup médiatique bien orchestré ? En effet, les deux ventes se situent exactement entre la date de naissance (20 avril 1889) et celle de décès (30 avril 1945) du Führer…
Les deux peintures vendues à Nuremberg, de 1914, représentaient des bâtiments pris dans la campagne allemande. Mises à prix 3.500 €, elles ont atteint respectivement 14.000 et 18.000 €. Leur intérêt pictural ne dépasse pourtant pas celui que l’on pourrait accorder à un peintre du dimanche ayant acquis quelques bases techniques : d’une facture assez plate, elles seraient probablement parties à une centaine d’Euro si la signature n’avait pas été celle d’Hitler.
La seconde vente, organisée par Mullock’s dans l’ouest de l’Angleterre sur le thème de la Seconde Guerre mondiale, réunissait 370 lots, parmi lesquels 13 aquarelles et dessins qu’Hitler réalisa entre 1908 et 1913. Il faut rappeler qu’en 1907 et 1908, il avait échoué par deux fois au concours d’entrée à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne et que, de 1908 à 1913, il vécut (mal) de sa peinture, essentiellement composée de paysages à l’aquarelle. Dans Mein Kampf, il écrivit de cette période précise : « Cinq années pendant lesquelles je dus, comme manœuvre d’abord, ensuite comme petit peintre, gagner ma subsistance, maigre subsistance, qui ne pouvait même pas apaiser ma faim chronique. »
« Petit peintre »… Il semble qu’il ne se soit guère nourri d’illusions sur son talent… Parmi les petits tableaux dispersés en Angleterre, qui, selon la maison de vente, avaient été rapportés d’Allemagne par un sous-officier britannique, figurent des bouquets de fleurs dénués d’intérêt (un vase de roses, des bouquets de roses, crocus, perce-neige), des paysages ruraux, des scènes de campagne, une mine de plomb aquarellée représentant une panthère noire et un portrait de militaire au crayon. La valeur artistique de l’ensemble ne dépasse guère celle des cartes postales que les peintres locaux vendaient à l’époque aux touristes. Tout juste peut-on reconnaître dans un ou deux paysages un honnête rendu de la perspective, tel que n’importe quel « petit peintre », précisément, aurait pu l’exécuter.
Toutefois, l’une des aquarelles vendues (11.000 £, environ 11.260 €), si elle représente bien un autoportrait d’Hitler, pourrait intéresser les psychanalystes. Elle montre un pont de pierre traversant une rivière ; à l’extrémité la plus éloignée du pont, un homme est assis, en veste et pantalon de golf marron, les jambes pendant dans le vide. Le visage de cet homme est dénué de traits. Au-dessus de sa tête, Hitler a noté ses initiales, suivies d’un texte illisible. L’expert de la vente émet l’hypothèse d’une représentation du suicide romantique, de nombreux jeunes autrichiens s’étant, à cette période, suicidés par noyade en se jetant d’un pont. On ne peut l’exclure, mais on s’interrogera surtout sur l’aspect esseulé et dérisoire de ce personnage inexpressif.
A l’opposé, ce qui ne soulève aucune question, c’est le prix auquel ces tableautins tout juste dignes de décorer le couloir d’une résidence secondaire, ont été adjugés. Les treize de la vente anglaise ont atteint la somme totale de 95.589 £ (environ 107.645 €), soit près de 8.300 € par lot. Dans une chronique précédente, je me demandais si les dictateurs faisaient vendre, puisque trois agences les avaient utilisés dans leurs campagnes publicitaires. Les résultats des enchères de la semaine passée prouvent en tout cas qu’ils se vendent. Les acheteurs pourront naturellement arguer de leur intérêt pour les documents relatifs au second conflit mondial, ils n’en font pas moins penser à ceux qui, essentiellement aux Etats-Unis, s’arrachent sur un marché à peine parallèle les reliques des tueurs en série.
En regardant ces aquarelles de la période 1908-1913, on ne peut qu’être troublé : pour médiocres qu’elles soient, ces peintures représentent des fleurs inoffensives et des paysages paisibles, autant de sujets situés aux antipodes de l’œuvre de mort que le même homme réalisera à partir de 1933 et qui plongea le monde dans l’horreur.
Illustrations : Hitler en 1922 - Hitler, Autoportrait présumé, catalogue Mullock’s, Royaume-Uni.