Je ne dois pas être le seul à avoir été consterné par l'une des chroniques parues dans Le Monde d'hier, intitulée "Non, la France n'est pas en déclin".
Ce n'est pas la première fois que ce cri de ralliement des "anti-déclinistes" est scandé sur la place publique. En 2003 déjà, alors que tout le monde commençait à réaliser que Jacques Chirac n'avait tiré aucune leçon du 21 avril 2002 et qu'il allait persister dans sa quête d'immobilisme, tout cela dans un contexte de malaise identitaire latent, Nicolas Baverez avait fait gémir tout ce que la France compte d'autruches en publiant son fameux pamphlet, La France qui tombe.
Quels hurlements n'avait-on pas entendus dans tout l'Hexagone pour dénoncer ce qui apparaissait pourtant à tout observateur rationnel comme une évidence ! Alain Duhamel, avec la prise de recul et la largeur de vue qu'on lui connaît, avait rédigé un "contre-pamphlet" commençant par ces mots, à peu de choses près : "Non, la France n'est pas condamnée au déclin. Elle est en proie à un profond désarroi" (on ne le lui fait pas dire).
A gauche, on craignit en outre que le SOS lancé par Baverez n'amenât le gouvernement d'alors, qui avait le soutien de l'éditorialiste du Point, à mener une politique par trop libérale. La gauche a dû être rassurée par la suite que Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre à l'époque, a donnée à ce "tollé" : cet ancien publicitaire et communiquant, qui se disait volontiers "modeste" et "peu cultivé", s'était élevé autant que son éloquence le lui permettait contre Nicolas Baverez, un "intellectuel".
C'était d'ailleurs le moyen pour Raffarin, poujadiste à visage humain, de dire toute l'aversion qu'il éprouvait pour l'intelligence et la culture. Baverez, dont le nom devenait ainsi synonyme de scandale, -bien qu'il ne m'ait jamais paru comme un chroniqueur particulièrement courageux- étant mis à l'index de la bien-pensance, la France pouvait continuer à mener sa vie douce, quiète et solipsiste.
Jusqu'aux trois coups de tonnerre de 2005 et 2006. En l'espace de dix mois, l'échec du référendum constitutionnel européen qui mettait la France en porte-à-faux par rapport à ses partenaires (c'est d'ailleurs uniquement par crainte de cela que j'avais voté "oui"), la crise des banlieues qui marquait la fin du modèle français d'intégration, puis l'obstination d'une frange arrière-gardiste mais dominante de la jeunesse française à s'opposer au CPE, ont mis fin temporairement à la lancinante ritournelle du "tout va bien" assénée depuis les années 1970 par des "élites" impuissantes et des médias aveuglés.
Il est encore trop tôt pour dire si cette conscience du déclin de la France, observée chez tous les candidats qui s'en réclament, notamment chez Ségolène Royal -qui n'avait, répétons-le, pas que des défauts- va aboutir à une réelle réforme structurelle de la société et de l'économie françaises, qui ne pourra pas être le fait que du gouvernement mais de la population française dans son ensemble.
Je dois cependant dire que les deux premiers tiers de l'année 2007 ne m'ont guère rendu optimiste à ce sujet. L'année présente a en effet commencé par la publication d'une enquête démographique révélant que les Françaises sont les femmes les plus fécondes d'Europe, avec, nuance salutaire, un indice synthétique de fécondité équivalent à 2, soit moins que le seuil de renouvellement des générations (2,1).
Les médias, peuplés d'esprits littéraires qui ne s'embarassent jamais trop de basses considérations comptables (à quand des épreuves de mathématiques et de sciences aux concours des écoles de journalisme ? cela éviterait les nombreux contresens des rédactions, notamment en matière climatique), ont tout de même osé crier au retour du baby-boom !
Un éditorial des Dernières Nouvelles d'Alsace se fendait d'un petit "cocorico", lançant même que c'était un constat d'échec pour les "déclinistes", qui avaient sous-estimé la vitalité de la France. Et l'éditorialiste de comparer la France avec l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne... bel exercice sophistique que de prendre juste les faits commodes (la moins mauvaise démographie de la France par rapport à ses voisins, en oubliant l'économie par exemple) pour en conclure que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Pour ceux qui n'avaient pas encore compris, à force de matraquage, que tout va très bien sur la planète France, l'élection présidentielle a été l'occasion de l'intégrer enfin. Les commentateurs politiques -dont Alain Duhamel de retour de suspension après avoir été pris en flagrant délit de bayrouisme- ont une nouvelle fois enfoncé les "déclinistes", s'appuyant sur la participation électorale record aux deux tours. Même Alain-Gérard Slama, cet odieux réactionnaire -il est contre le "multiculturalisme", rendez-vous compte !- a voulu feindre l'optimisme en refusant de considérer que le niveau des candidats baissait après le débat d'entre-deux-tours.
On n'a, en revanche, ni lu, ni entendu, ni vu de démenti de ces mêmes commentateurs après la forte abstention aux élections législatives qui ont suivi. Ce n'est, du reste, pas la préoccupation de ceux qui nient le déclin de la France : s'ils le font, c'est moins parce qu'ils ont des éléments prouvant que la France n'est pas en déclin -c'est d'ailleurs le cadet de leurs soucis, eux qui sont hostiles à l'idée de nation- qu'en raison de leur opposition forcenée aux réformes, libérales ou sociales-démocrates, qui permettraient si elles étaient appliquées de sortir la France de l'ornière.
Les "anti-déclinistes", au fond, bien qu'ils s'en défendent et qu'ils qualifient de "réacs" ceux qui voudraient que leur pays accède à la modernité, sont les vrais conservateurs de l'ordre établi. Leur emprise sur l'opinion, à travers les médias mais aussi par le biais de l'école publique, est la raison principale de la réticence des Français aux réformes, qui risque d'obérer considérablement la politique de Nicolas Sarkozy et de son gouvernement.
Et pourtant, le déclin de la France, qui appelle une thérapie de fond sinon de choc, est une évidence dès lors que l'on franchit les étroites frontières hexagonales : la langue française est en perdition à l'étranger, les fleurons de l'industrie française sont rachetés par des groupes extra-européens, l'avis des diplomates français est uniquement consultatif lors des crises internationales, etc.
Un déclin qui, malgré la relative douceur de vivre de notre pays, rend d'autant plus insupportables les propos du "philosophe" Michel Serres dans le "Sens de l'info", sur France Info. Lui aussi farouche adversaire du "déclinisme", il estimait il y a quelque temps que le déclin de la France était pure fantaisie, donnant l'exemple des Grecs et des Romains, qui à leur apogée se plaignaient de la décadence de leurs cadets. Ils avaient peut-être raison de s'en inquiéter, puisque les premiers ont été subjugués par les Macédoniens -certes hellénisés- avant de devenir les vassaux de tous les peuples qui se sont arraché leurs richesses : Romains, Arabes, Ottomans, Britanniques. Quant aux Romains, ils ont certes réussi, grâce à la conversion à la foi chrétienne de leurs vainqueurs barbares, à transmettre leur civilisation jusqu'à nous. Au prix, toutefois, des heurts sanglants qui ont accompagné la chute de leur Empire. Le prix du déclin, le prix de la décadence.
Roman B.