Nos élites sont, depuis quelques jours, saisies d'une singulière inquiétude. Nous serions dans une situation pré-révolutionnaire. C'est ce qu'affirmait il y a quelques jours Dominique de Villepin, ce que reprenait hier le Journal du Dimanche qui se demandait si nous ne sommes pas à la veille d'un nouveau mai. Origine de toutes ces inquiétudes : les tensions sociales qui se font de plus en plus vives et, d'abord, les séquestrations de patrons qui se multiplient.
Tout cela me paraît relever, au mieux, d'une erreur d'analyse, au pire d'une de ces tentatives de manipulation de l'opinion ou, plutôt, d'une de ces séquences médiatiques où un thème qui séduit les journalistes (qui fait de bons titres) se trouve occuper pendant quelques jours la une sans autre motif que sa capacité à inquiéter l'opinion.
Mais puisqu'il s'agit tout de même de choses graves, regardons d'un peu plus près ce qui permettrait de justifier cette explosion sociale. Trois éléments viennent en tête :
- la dégradation de l'image des élites qui se sont révélées, qui se révèlent chaque jour un peu plus prédatrices, comme en témoignent ces informations qui tombent régulièrement sur les stock-options et autres bonus que s'accordent des dirigeants de ces banques au bord de la faillite qui ne survivent que grâce à l'argent de l'Etat,
- la dégradation de la situation sociale et la montée du chômage,
- la tension accrue des relations sociales et la multiplication des événements violents.
Mais peut-être faut-il les regarder de plus près et évaluer le potentiel révolutionnaire de chacun.
La dégradation des élites est certainement un moment important dans les situations pré-révolutionnaires. Et l'on ne peut masquer le fait que les élites économiques et financières ont pris un coup dans l'aile. La multiplication des scandales financiers a mis en évidence le comportement de prédateurs des dirigeants des grandes banques et grandes entreprises. Mais on aurait tort de généraliser. Si les élites économiques se sont montrées telles qu'en elles-mêmes, inconséquentes, égoïstes, amorales, surtout occupées à s'enrichir sur le dos des autres, les élites politiques sortent, pour l'instant, plutôt renforcées de cette crise. Non seulement, elles en ont pris dans la plupart des grands pays très tôt la mesure, mais elles sont su retourner leur "veste idéologique", lancer des plans de grande ampleur, s'allier et lutter contre le protectionnisme et l'égoïsme national.
Ces plans ne donneront peut-être pas ce qu'en elles attendent, mais elles n'ont pas faibli et se sont comportées en leaders. C'est vrai de Gordon Brown, de Barack Obama, de Nicolas Sarkozy mais aussi de la plupart de leurs collègues. Les faiblesses que l'on peut reprocher aux uns et aux autres ne sont rien au coté de ce qu'ils auraient pu nous montrer s'ils n'avaient pas su s'entendre lors du dernier G20.
La tension accrue des relations sociales est une évidence dont témoignent la multiplication des séquestrations en France, mais aussi l'émergence de nouvelles pratiques sociales (occupation des locaux, destruction de logements privés…) dans des pays traditionnellement plus calmes, comme la Grande-Bretagne ou l'Irlande. Ces violences doivent cependant être relativisées. Non seulement , elles sont peu nombreuses (combien de cas de séquestrations? 8 ou 9, pas plus), mais elles sont surtout symboliques et se situent dans un contexte très particulier qui a rarement été décrit : il s'agit dans presque tous les cas d'entreprises internationales. Les salariés protestent contre des décisions prises à l'autre bout du monde sans la moindre concertation, ils séquestrent des cadres qui n'ont pas eu leur mot à dire, qui ont parfois été informés comme eux-mêmes au tout dernier moment par un mail ou un fax. Quand on regarde de près, on découvre que leurs revendications sont le plus souvent extrêmement raisonnables : il s'agit d'améliorer les conditions d'un plan social, pas de revenir sur la décision de fermeture de l'établissement. Ils séquestrent des cadres (et non pas, comme le dit la presse, des patrons) pour forcer l'entreprise à négocier. Ce n'est pas le dialogue social à la française qui est en cause, comme on le dit trop (sur un dialogue social qui ne fonctionne pas si mal que cela, voir ici et là), c'est le refus de directions étrangères d'entrer dans le moindre négociation qui est à l'origine de ces événements. Ce qui est tout différent. Il n'y a pas de motif que ce type d'action se développe dans des entreprises qui respectent les règles.
La dégradation du chômage est une évidence, mais est-ce dans les périodes de difficulté que l'on fait la révolution? Il me semble que c'est plutôt dans celles où les choses vont mieux, où on a le sentiment de ne pas profiter pleinement de l'amélioration de la situation économique. Si mouvement social de grande ampleur il doit y avoir, ce n'est pas pour dans quelques semaines, mais plus tard, dans quelques mois, lorsque les salariés, qui sont souvent les mieux informés de la réalité de la situation économique (qui peut l'être mieux que l'ouvrier qui voit sa charge de travail augmenter? la caissière qui voit changer la composition du panier de la ménagère? l'acheteur qui doit négocier plus ou moins durement prix et délais?…), verront la situation générale s'améliorer sans que la leur change.
Pour tous ces motifs nous ne sommes pas dans une situation pré-révolutionnaire. Il est inutile de s'affoler, d'affoler l'opinion. A moins qu'il s'agisse d'une opération de communication pour gagner les prochaines élections. Mais, franchement, j'en doute : on peut imaginer que le Journal du Dimanche de Claude Askolovitch joue à ce petit jeu (encore que…), mais pourquoi Dominique de Villepin irait-il porter main forte à l'UMP?
Le prochain 1er mai sera un grand succès, mais le 2 mai, tout le monde retournera travailler comme d'habitude en se félicitant des foules de la veille. Sans plus.