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L'Affaire Cicéron (Five Fingers, pour le titre en v.o.), de Joseph L. Mankiewicz a pour cadre les ambassades anglaises et allemandes à Ankara, au plus fort de la seconde guerre mondiale. La diplomatie se trouve ainsi mise en scène, avec ses personnage, ses rituels, ses apparences, et ses bons mots. La guerre met des gants de velours et donne son visage le plus apprêté. Celui de Danielle Darieux d'abord, modèle de raffinement et, nous allons le voir, d'ambivalence, puis celui de Von Papen, digne représentant de l'intelligence et de la distinction de la noblesse allemande.
Bien sûr, on a beau être en 1944, la guerre est comme absente de ce film d'espionnage. Ou du moins, la guerre n'est pas celle que l'on croit, ce n'est pas le Reich contre les alliés. Non, Von Papen, par exemple, est moins un représentant du nazisme qu'un aristocrate pur sang et serait bien plus proche, à l'écran, dans sa prestance, du lord d'en face, l'ambassadeur anglais, que de son subordonné Moyzisch. Les deux ambassades mises en miroir présentent à l'évidence la même structure, la même hiérarchie, le même ordre. La guerre véritable est menée par un homme, notre Cicéron (James Mason), qui cherche à subvertir cet ordre.
La première fois que nous le voyons, surgi de nulle part, pour s'introduire dans l'ambassade allemande, il présente toutes les caractéristiques d'un diplomate ou d'un espion. Il a l'autorité, l'applomb nécessaire pour négocier les termes d'un marché avec Moyzisch. Il convainc d'emblée, par la seule apparence. Pourtant, nous nous en apercevons plus tard, il n'est que le valet de l'ambassadeur anglais et il cherche à vendre ses informations aux Allemands. Mais il a compris que ça se passait du côté de la mise en scène. Ce qu'il n'a pas compris, en revanche, c'est que le statut de ces aristocrates n'était pas accessible par le détournement et l'amas d'informations sonnantes et trébuchante. Le qualitatif est inaccessible au quantitatif. C'est ce que la trahison de la comtesse Staviska (Danielle Darrieux) lui rappelle cruellement et dans la dernière scène, à Rio, les billets sans aucune valeur que James Mason laisse s'envoler, symbolisent sans doute la vanité de ce combat perdu d'avance.
Ce détournement-là peut, si on a l'esprit suffisamment tordu, faire penser à un autre, qui se sert lui aussi d'un jeu d'apparences. Car que singe OSS 117, sngulièrement Le Caire nid d'espions, sinon ces bons mots échangés entre diplomates distingués, ainsi qu'un ordre esthétique bien déterminé? Hazanavicius, le réalisateur, est adepte du détournement - il est l'un des créateurs du Grand Détournement (avec des dialogues inventés sur des séquences de vieux films.) On pourrait dire qu'avec OSS 117 - Le Caire nid d'espion, il avait précisément tenté de subvertir un genre, le film d'espionnage, en s'inspirant très précisément des détails visuels et en plaquant par dessus un discours pataud, celui d'un personnage représentant tous les défauts de son époque. C'est dans cette exactitude fétichiste de la reconstitution que le procédé du détournement se distingue de la simple parodie: plus que des situations comiques, le rire vient d'un décalage entre ce qui se montre et se dit.
Le second OSS 117 (Rio ne répond plus) contient des références encore plus appuyées. Particulièrement dans ses effets, par exemple la multiplication des splitscreen ou cette scène de vertige pointant de façon insistante dans la direction de Vertigo. La tirade shakespearienne prononcée par le nazi fait penser à To be or not to be de Lubitsch - autre mascarade impliquant des officiers nazis - où les même vers sont dits par des personnages secondaires. En un sens, Hazanavicius détourne le code esthétique d'un genre comme James Mason, dans L'Affaire Ciceron, détournait l'ordre de la caste des diplomates. Les chutes comiques pour l'un, l'échec pour l'autre témoigneraient presque de la même vanité. Pour les deux, en tout cas, il est clair que Rio ne répond plus.