Les nouveaux « Barbares » : Avars et Lombards
La dernière migration massive de « Barbares » dans l'Occident post-romain, celle des Lombards (l'installation beaucoup plus tardive des Vikings en Normandie ne fut pas celle d'un peuple entier), résulta une fois de plus des pressions des nomades de la steppe.
Après la mort d'Attila, la dissolution de son « empire » (453-55) et la mort de son fils Dengizikh au cours d'un raid malheureux contre l'empire d'Orient (469), les steppes au nord de la mer Noire étaient demeurées au pouvoir des hordes hunniques plus ou moins recomposées. Nous connaissons ainsi des Akatzirs, Saragours, Koutrigours, Outigours, des Ogours et Onogours (ce dernier nom signifiant les « Dix-Ogours », turc on « dix »), des Bulgares et des Sabirs.
Au VIe siècle, un nouvel ensemble nomade chassé d'Asie centrale par d'autres hordes asiatiques parvint aux marges de l'Europe : les Avars ou Varkhonites. L'appartenance ethnique de ce « peuple » est assez floue. Le groupe dirigeant parlait apparemment une langue altaïque et leur chef portait le titre turco-mongol de qaghan. Dans les nécropoles avares de Hongrie, les types mongoloïdes et europoïdes (majoritaires, d'après l'archéologue I. Berna) voisinent.
En 558, les Avars envoyèrent une ambassade à Justinien par l'intermédiaire du roi des Alains du Caucase, Saros. Justinien leur confia la mise au pas des hordes nomades des steppes ukraino-russes, en leur faisant miroiter la possibilité d'un établissement stable sur le Danube. Après 565, son successeur Justin II changea de politique et suspendit les paiements qui étaient faits aux Avars. Or, à ce moment, les Lombards de Pannonie, en lutte contre les Gépides et les Byzantins, proposèrent leur alliance aux Avars. Ceux-ci s'installèrent en 567-68 dans le bassin des Carpathes où ils soumirent les Gépides. Leur royaume s'y maintint jusqu'au début du IXe siècle, où il disparut sous les coups des Francs carolingiens et des Bulgares.
Dès 568, les Lombards inquiets de la puissance de leurs alliés émigrèrent vers l'Italie. Sous le qaghan Baïan (562-601) et ses successeurs, les Avars furent des voisins encombrants pour l'empire d'Orient. Ils s'emparèrent en 582 de la ville de Sirmium. Leur politique d'extorsion de tribut assortie de démonstrations de force rappelle beaucoup celle d'Attila, avec les mêmes bases géographiques et les mêmes méthodes.
Un autre point de ressemblance est la structure de l'« empire » et de l'armée avars, avec une force de cavaliers nomades (mais progressivement sédentarisés) dominant un ensemble de peuples vassalisés et contraints de fournir des contingents militaires (Gépides, Huns et Bulgares, Slaves...). Les chroniqueurs byzantins avaient quelques raisons de voir dans les Avars une nouvelle manifestation des Huns.
Les Avars eux-mêmes auraient compté, selon le Byzantin Ménandre, 60.000 cavaliers. Ceux de l'élite portaient casque et cuirasse lamellaire, montaient des chevaux également cuirassés, et combattaient avec la lance longue, l'épée (puis le sabre), l'arc. Ils représentaient en somme une nouvelle variante de ces traditions nomades centre-asiatiques qui avaient, des siècles plus tôt, produit les lanciers cuirassés sarmato-alains. Ils étaient accompagnés d'une cavalerie légère équipée plus sommairement. Ce sont les Avars qui introduisirent en Europe l'usage de l'étrier, copié ensuite par Byzance et les Francs.
byzantin, d'arcs tirant des flèches empoisonnées. Les « aristocraties » tribales étaient influencées par les modes nomades steppiques. La collaboration - même forcée - avec les Avars contribua à l'expansion des Slaves au VIe siècle.L'infanterie était fournie par les peuples sujets, en particulier par les Slaves. Si les Antes de la steppe boisée ukrainienne demeurèrent obstinément hostiles aux Avars, une partie des Sclavènes plus occidentaux (Carpathes, Danube, Balkans, peut-être Volhynie) leur servit à diverses reprises d'auxiliaires. La majorité des Slaves combattait à pied et était équipée de lances, de boucliers, et, précise le Strategikon
Sur le plan tactique, le Strategikon reconnaît aux Avars un certain degré de sophistication : « de ces divers peuples [scythiques], seuls les Turcs et les Avars se soucient d'organisation militaire, et ils sont de ce fait plus forts que les autres peuples scythiques quand il s'agit de batailles rangées (...). Les Avars, quant à eux, sont des chenapans tortueux, mais très expérimentés en matière militaire (...). Ils préfèrent l'emporter sur leurs ennemis moins par la force que par la fourberie, les attaques surprises, et en coupant les approvisionnements. Ils sont pourvus de cottes de mailles, de sabres, d'arcs et de lances. Au combat, la plupart attaquent doublement armés : la lance en bandoulière et l'arc en main, ils se servent de l'une ou de l'autre au gré des besoins. Non seulement ils portent armure, mais les chevaux des plus illustres d'entre eux ont le poitrail couvert de fer ou de feutre. Ils accordent un soin particulier au tir à l'arc à cheval. Ils sont suivis par un vaste troupeau de chevaux et de juments, à la fois comme source de ravitaillement et pour donner l'impression d'une immense armée. Ils ne campent pas derrière des retranchements comme font les Perses et les Romains mais jusqu'au jour de la bataille, répartis suivant les tribus, ils laissent continuellement leurs chevaux paître, hiver comme été. Puis ils prennent les chevaux dont ils ont besoin, les entravent à proximité de leurs tentes et les gardent ainsi jusqu'au moment de former leur ligne de bataille, ce qu'ils se mettent en devoir de faire, dissimulés par l'obscurité nocturne. Ils placent des sentinelles à quelque distance, les maintenant en contact les unes avec les autres, de sorte qu'il n'est guère aisé de les prendre par surprise. Contrairement aux Perses et aux Romains, ils ne forment pas leur ligne de bataille en trois parties, mais en plusieurs unités de dimensions différentes, toutes cependant en contact étroit afin de donner l'impression d'un long front uni. En dehors de leur formation principale, ils disposent d'une force supplémentaire qu'ils peuvent envoyer en embuscade contre un adversaire négligent ou qu'ils gardent en renfort pour soutenir un point particulièrement menacé (...). Ils préfèrent le combat à distance, les embuscades, les manœuvres d'encerclement, les retraites simulées et les brusques volte-face, ainsi que la formation en coin, c'est-à-dire en groupes dispersés. Lorsqu'ils arrivent à contraindre l'ennemi à la fuite, ils négligent tout le reste et ne se contentent pas, comme les Perses, les Romains et les autres peuples, de le poursuivre sur une distance raisonnable et de piller ses bagages, mais ils n'ont de cesse de l'avoir complètement détruit » (cité d'après G. Chaliand, 1995).
Les Avars savaient faire le siège des villes et s'y servir de machines (d'inspiration probablement asiatique - sino-turque - plutôt que byzantine). Ils avaient édifié sur leur territoire un certain nombre de forteresses annulaires, dont leur « capitale » (le ring des sources franques). Elles comprenaient deux remparts concentriques, chacun constitué de deux rangées de pieux de chêne, de bouleau ou de pin hauts de 20 pieds, écartées de 20 pieds. Le volume entre ces parois était comblé avec de la terre et des pierres. Des arbres étaient plantés sur les remparts et orientés de façon à représenter une défense supplémentaire.
La cavalerie avare fut l'un des modèles de celle de Byzance, qui lui emprunta, outre les étriers, un modèle de lance doté d'un pennon et d'une dragonne centrale, un type de gorgerin, et même une coupe de tunique militaire.
Les Lombards, peuple germanique occidental (mais que sa propre tradition prétendait, comme les Goths, originaires de Scandinavie) n'avaient pas joué de rôle important dans les migrations des IVe-Ve siècles. D'abord établis sur l'Elbe entre le Ier siècle av. J.-C. et le IIe siècle, ils se déplacèrent ensuite vers le Danube et les confins de la Pannonie romaine, où ils sont signalés en 167 et restèrent jusqu'au Ve siècle. En 489, la victoire du roi « barbare » d'Italie Odoacre sur les Ruges, Germains de Basse-Autriche, leur donna l'occasion d'occuper ce dernier territoire en tant que vassaux des Hérules. Ils se renforcèrent notablement au début du VIe siècle, fondèrent un royaume en Pannonie et se convertirent au christianisme arien. Justinien en fit ses « fédérés » en Pannonie et Norique en 540 et employa plusieurs milliers de guerriers lombards en 552 durant la guerre contre les Ostrogoths d'Italie.
On a vu plus haut comment les Lombards s'allièrent aux Avars pour écraser les Gépides (567), puis, alarmés par les exigences de leurs alliés nomades, leur abandonnèrent le terrain pour gagner l'Italie dont ils connaissaient désormais les routes. Par un curieux traité, le roi lombard Alboin céda la Pannonie aux Avars, tout en se réservant le droit - pendant deux cents ans ! - d'y revenir. En avril 568, Alboin conduisit vers l'Italie une foule assez hétéroclite de Lombards, d'autres Germains (Gépides, Suèves, Saxons...) et même de Sarmates danubiens.
Après la fin de la résistance ostrogothe organisée (455), l'Italie avait connu un ultime soubresaut gothique, soutenu par des Francs, en 561, puis une révolte des garnisons hérules en 565. La défense byzantine avait donc eu peu de temps pour s'y organiser à l'arrivée des Lombards. Ceux-ci entrèrent facilement dans le pays, mais mirent longtemps à s'emparer de certaines villes ; surtout, les Byzantins conservèrent une bande de territoire en travers de la péninsule, de la Vénétie et de Ravenne à Rome.
Après les assassinats d'Alboin (572) et de son successeur (574), les Lombards formèrent pendant dix ans une sorte de confédération de 34 « duchés », avant l'élection d'un nouveau roi en 584. C'est sous le règne d'Agilulf (590-616), qui se convertit au catholicisme en 607, que l'Etat lombard prit vraiment forme. Il devait dominer la plus grande partie de l'Italie jusqu'à sa destruction par Charlemagne en 774.
L'armée lombarde était organisée par « duchés », ceux-ci correspondant à des zones de peuplement lombard compact. Elle se composait uniquement de « Barbares », le port des armes étant interdit aux « Romains ». Le « Barbare » libre était d'ailleurs désigné par un terme lombard latinisé signifiant littéralement « l'homme de l'armée » : arimannus.
Les troupes étaient levées en fonction des besoins, par le « duc » d'une province ou un seigneur local, et se faisait sur la base tribale de la fara, la communauté de familles ou clan. L'encadrement était assuré par une élite hiérarchisée de nobles (adelingi) et d'officiers, désignés par les titres et grades germaniques ou romains de comes, gastaldus, centenarius (centenier, ce qui suggère une structure décimale).
Le roi et les principaux nobles avaient des suites de gasindii qui leur étaient liés par serment, suivant le classique système germanique.
L'équipement était fonction des moyens de chaque homme, appréciés par la Loi des Lombards d'après la surface de son domaine familial. A partir de 7 « manses » de terre, l'arimannus devait servir à cheval avec bouclier, cuirasse et lance, sûrement aussi épée et peut-être casque, et ressemblait au lancier figuré sur le célèbre plat d'argent d'Isola Rizza (Italie, VIe siècle). Le propriétaire d'un domaine compris entre 40 « jugères » et 7 « manses » servait dans la cavalerie légère, avec lance et bouclier. En dessous de 40 « jugères », il combattait à pied et devait posséder bouclier, arc et flèches.
Ces distinctions sont très intéressantes, parce qu'elles rapprochent les Lombards des Goths plutôt que des Francs : primat social et tactique de la cavalerie (avec un noyau aristocratique de cavalerie lourde proche du type sarmato-alain), rôle subordonné de l'infanterie, usage de l'arc par les seuls fantassins.
Une partie de l'équipement des cavaliers lombards, connu par des trouvailles comme celles de Castel Trosino ou Nocera Umbra en Italie, trahit des influences nomades transmises par les Avars (après leur séparation en 568, les deux peuples restèrent alliés) ou peut-être par l'intermédiaire de Byzance : cuirasses lamellaires, ceinturons à pendants, armes blanches courtes à double suspension... D'autres armes se rattachent aux traditions germaniques, comme l'épée à pommeau à anneau, possible symbole du lien juré entre son propriétaire et le seigneur qui la lui avait donnée.
Iaroslav LEBEDYNSKY
In Armes et guerriers barbares au temps des grandes invasions