Il est réjouissant, dans une exposition où on oscille le plus souvent entre intérêt poli et léger ennui, de tomber soudain devant une pièce bluffante, ébouriffante, fascinante, devant laquelle on reste longtemps, on revient plusieurs fois, dont on ne peut s'arracher; ensuite, à la librairie, on achète tous les livres de l'artiste et on se sent un peu euphorique.
Kateřina Šedá est une artiste tchèque de 30 ans, qui vit à Brno (pas très loin de chez lui). Elle a à son actif quelques oeuvres intéressantes, dont celle-ci où elle a amené tous les habitants d'un village à faire la même chose (des achats, balayer, ouvrir leur fenêtre) au même moment une journée durant, créant ainsi à la fois une convivialité forcée et une discipline, que, dans un pays post-communiste, on pourrait craindre nostalgique. Son travail semble beaucoup tourner autour de cette dimension sociale, de la création de liens, de l'orchestration du réel par l'artiste. For every dog a different masterest un projet réalisé dans un quartier de HLM de la banlieue de Brno, quartier sans âme, sans fierté, cité dortoir dont les habitants s'ignorent. La rénovation urbaine y a simplement consisté à repeindre les tours dans des couleurs vives, chacune différente; rien n'avait changé pour autant dans les rapports sociaux.
Kateřina Šedá est partie de l'idée que ce qui unit les gens peut et doit être rendu visible en l'individualisant. A partir de photos des immeubles repeints, elle a fait imprimer un tissu, puis fabriquer 1000 chemises dans ce tissu. Plutôt que de distribuer elle-même ces chemises aux habitants, elle a alors compris qu'elle devait disparaître, devenir invisible, pour que le lien social se crée vraiment; sa présence visible l'aurait rendu artificiel, trop soumis à ses directives. Elle a alors relevé, sur les boîtes à lettres et les interphones, les noms de 1000 familles habitant ce quartier et les a regroupés en 500 paires, de sorte que, vu la position respective de leur immeuble, les deux familles d'une paire a priori ne se connaissent pas.
Le 30 Mai 2007, elle a envoyé les mille chemises par la poste aux mille familles, l'autre famille de la paire apparaissant sur l'enveloppe comme l'expéditeur. Ainsi (n°138) la famille Vedrova, habitant Kotlanova 8, a-t-elle reçu une chemise envoyée par la famille Kosova, habitant Kosikova 4, et la famille Kosova a reçu une chemise envoyée par la famille Vedrova. Tout a été bien sûr soigneusement documenté, classifié, archivé. Kateřina Šedá a alors attendu un mois : beaucoup des familles se sont contactées, des personnes ont porté la chemise, des inconnus se sont ainsi reconnus et se sont parlé. Au bout d'un mois, les mille familles ont été invitées à la Galerie Morave de Brno pour le "vernissage" du projet, et l'artiste est alors apparue pour la première fois (ci-dessous à droite).
N'est-ce pas un très beau projet, à la fois par l'inventivité de Kateřina Šedá, par sa capacité d'ingénierie sociale et son humour, mais surtout du fait de sa disparition, de sa posture de tireur de ficelles caché dans l'ombre ? Ce n'est en aucun cas de la manipulation, mais disons, de l'influence, de l'orchestration subtile. Mais n'est-ce pas aussi une aventure avec une certaine zone d'ombre, un aspect potentiellement inquiétant, où la mise en scène du réel pourrait prendre un tour plus sinistre, plus oppressant ? C'est tout le talent de cette jeune artiste que de nous offrir ces lectures multiples, ces interrogations.
Crédit photos: photos 1 et 2 courtoisie Documenta; photo 3 de l'auteur, photo 4 provenant du site de la Galerie Morave (recadrée). For Every Dog A Different Master, 2007. Documentation of the intervention; 1000 families, 1000 shirts. Nova Lisen; Brno-Líšeň. Courtesy Franco Soffiantino Artecontemporanea, Turin. © Kateřina Šedá.