EPISODE 6 : Où l'on apprend ce qu'est devenu le Masque de fer depuis la fin du conte précédent et où le caribou fou découvre la statue de Gudule.
Depuis que Gudule avait été statufiée, le Masque de fer vivait une existence quasi royale dans sa tranquillité. Il avait rénové la grotte pluricentenaire, remis les pièges en l'état, refait la salle de bain, et s'était acheté un ordinateur avec lequel il surfait comme un malade sur Internet. A présent sûr et certain d'être débarrassé de Gudule, il profitait de son éternité pour se familiariser avec certains aspects de la modernité, aspects qui le rebutaient auparavant mais dont il avait découvert la vague prodigieuse utilité.
Comme il pensait toujours, il s'était dit que le récit de sa vie agrémenté de pensées profondes pouvait intéresser un certain nombre de personnes. Aussi s'était-il mis à la rédaction de ses mémoires et quand il ne surfait pas, il tapait sur son clavier le tome premier de son Œuvre, laquelle allait changer la face du monde et plonger ces tristes crétins du vingt et unième siècle dans la confusion la plus totale. Le premier tome était consacré à son enfance ; à la huit cent cinquantième page, il mit le point final, estimant que le lecteur (et surtout la lectrice) avait suffisamment d'éléments pour cerner sa personnalité, admirer sa précocité, et comprendre qu'au fond, son enfance n'avait été qu'une longue préparation au port de son masque dans la mesure où la demeure voisine de la sienne abritait ce qu'il est d'usage d'appeler une petite fille, nommée Gudule, laide à faire tomber de saisissement le diable lui-même, pourvue d'un caractère de chien, et qui se vantait d'être une sorcière multimillénaire. « Comme à dix ans elle paraissait déjà en avoir cent, c'était bien la seule affirmation qu'on pouvait croire véridique. » (Extrait du manuscrit.) En fait, si l'on se souvient du début de Gudule à Sainte Marguerite, on s'apercevra que le Masque de Fer, emporté par son imagination, son désir de convaincre, sa persuasion et toutes les ressources de l'argumentation, avait quelque peu édulcoré la vérité. Mais cette version était sans conteste plus romanesque que la réalité, même si, nous en conviendrons, le romanesque est à bannir de tout mémorial digne de ce nom. Il consacrait une centaine de pages aux exactions enfantines de l'horrible Gudule, se disant (très justement) que le sensationnel et le scandaleux étaient des éléments indispensables au succès de toute création littéraire de cette époque pourrie. Quand il en eut assez, il fit purement et simplement disparaître Gudule du voisinage et revint sur le chemin de la vérité, après ce batifolage dans les marais de l'imagination débridée.
Bref, le Masque de fer était heureux, avait de quoi s'occuper, n'avait plus rien à craindre de celle qui l'avait poursuivi de ses manigances diaboliques pendant des siècles et savourait une existence consacrée à la Pensée, à l'Ecriture, au Souvenir, et à Internet. Il renouvelait toutes les semaines sa provision de bière, se faisait livrer régulièrement une montagne de surgelés, payait toutes ses courses avec la fausse monnaie qu'il fabriquait au fond de la grotte Pluricentenaire et, de temps en temps, allait se promener du côté de la plage engalettée, là où le caribou magique et les trois M avaient dressé cette affreuse statue à qui il tirait la langue chaque fois qu'il passait devant. Il avait même pu se payer une jolie mobylette avec laquelle il faisait le tour de l'île Sainte Marguerite quand les cancrelats touristes l'avaient enfin quittée. Cette dolce vita durait déjà depuis un an lorsqu'un beau jour...
Le cercle rouge, pour une fois, ne s'était pas trompé dans ses ondulations. Dans un tourbillon maléfique, le caribou fou apparut sur la plage engalettée et se retrouva étendu à terre, en proie à un abominable vertige. Lorsque tout cessa de danser autour de lui, il se redressa et jeta un regard à la ronde. Ce qu'il vit le fit glapir d'effroi et il pressa ses pattes sur son museau pour ne pas pousser le plus épouvantable des hurlements. « Ah punaise, ils l'ont pas ratée, les vaches ! dit-il après avoir enfin vaincu son dégoût et sa terreur. Elle est encore plus atroce qu'en réalité ! Est-ce que j'ai vraiment besoin d'elle pour l'accomplissement de ma vengeance ? » L'indécision reparut sur la face du caribou fou et les giro-phares reprirent instantanément du service. Tandis que ses yeux tournaient si vite qu'il s'en colla lui-même le vertige, il réfléchissait, supputait, pesait le pour et le contre et n'arrivait pas à prononcer la formule qui aurait rendu vie, chaleur et mouvement à celle qu'il appelait en son for intérieur « la gadoue ».
C'est alors qu'un bruit de pétarade s'éleva non loin de la statue et, dans un nuage de fumée, le Masque de fer apparut, juché sur sa mobylette. Après quelques envolées vertigineuses, dérapages peu ou prou contrôlés et virages à la limite de l'équilibre, le Penseur masqué s'approcha de la statue et découvrant le caribou fou immobile devant ce nauséeux monument, arrêta sa mobylette. « Tiens, dit-il, une autre statue ! Elle est moins moche que l'autre mais ce n'est pas encore le top de l'art moderne. » « Dis donc, Masque de mes fesses, parle un peu plus poliment de ma personne ou je t'envoie sur Sirius ! » gronda le caribou fou en se tournant vers lui. « Ah ! fit le Masque de fer, pas du tout impressionné. Ce n'est pas une statue. C'est un caribou et il parle. C'est amusant. Comme l'autre à la fin du conte précédent. Serait-ce toi, vaillant porteur de bois ? Je te salue bien bas ô toi qui m'as débarrassé de cette horreur, encore que tu aurais pu la statufier ailleurs, mais bon, j'imagine que tu as fait ce que tu pouvais. Tu as l'air extrêmement stressé, on dirait que tu sors du pavillon des agités d'un hôpital psychiatrique. Que s'est-il donc passé pour que ta légendaire impassibilité se transforme ainsi en fébrilité maladive ? Dis-le moi, ne reste pas silencieux à me regarder avec ces yeux-là. Pourquoi ne parles-tu pas ? » « Parce que tu me saoules ! gronda le caribou fou. Vas-tu m'en laisser placer une, oui ou non ? »
(Alors là, pour une rencontre inattendue !... Même l'auteur n'en revient pas car ce n'était pas du tout ce qu'il avait prévu. Quand on vous disait que ces personnages n'en faisaient qu'à leur tête ! Ce dialogue n'aurait jamais dû avoir lieu. Cela dit, il va falloir faire avec. Alors : comment va se terminer cette discussion ? Le caribou fou va-t-il envoyer le Masque de fer sur Sirius ? Va-t-il redonner vie, chaleur, etc... à Gudule ? La suite quand l'auteur aura repris le contrôle de la situation.)