Dans la lignée de son important arrêt de Grande Chambre du 12 novembre 2008 (Demir et Baykara c. Turquie, req. no 34503/97. / V. lettre d’actualité du 14 novembre 2008), la Cour européenne des droits de l’homme a fait un nouveau pas vers la reconnaissance du droit de grève comme droit protégé en tant que tel par la Convention. Elle condamne ici la Turquie pour violation du droit à la liberté syndicale (Art. 11) du fait de l’interdiction générale du droit de grève qui était opposée, à l’époque des faits, à tous les fonctionnaires turcs.
Une circulaire rédigée par les services du Premier ministre turc fut publiée en 1996 pour menacer de sanctions les fonctionnaires qui participeraient aux actions de grèves prévues quelques jours plus tard en faveur de la reconnaissance du droit à une convention collective dans le secteur public. Et, de fait, des membres d’un syndicat de fonctionnaires (« Enerji Yapı-Yol Sen ») furent sanctionnés, d’où le recours en annulation de ladite circulaire formé, sans succès, devant le Conseil d’Etat turc par ce syndicat.
Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie (Cour EDH, 3e Sect. 21 avril 2009, req. no 68959/01)
v. aussi sur droits-libertés
Actualités droits-libertés du 23 avril 2009par Nicolas Hervieu
Saisie d’une allégation de violation du « droit à la liberté syndicale » (Art. 11), la Cour va trouver ici l’opportunité de préciser d’importants éléments au sujet du droit de grève. Elle considère en effet, au sujet de l’existence d’une ingérence au sein du droit précité, que « le syndicat requérant a subi directement les effets de la circulaire litigieuse et qu’il peut en conséquence se prétendre victime d’une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté syndicale » (§ 34). A l’appui de ce constat, la juridiction strasbourgeoise relève différents éléments relativement classique dans sa jurisprudence (« La grève, qui permet à un syndicat de faire entendre sa voix, constitue un aspect important pour les membres d’un syndicat dans la protection de leurs intérêts »). Mais surtout, elle souligne que « le droit de grève est reconnu par les organes de contrôle de l’Organisation internationale du travail (OIT) comme le corollaire indissociable du droit d’association syndicale protégé par la Convention C87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical » et « rappelle que la Charte sociale européenne reconnaît aussi le droit de grève comme un moyen d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective » (§ 34).
Poursuivant leur examen, les juges européens constatent rapidement que cette ingérence au sein du droit à la liberté syndicale était « prévue par la loi » (§ 27) et émet un doute sur la poursuite ici d’un but légitime (§ 28) afin de se concentrer sur la nécessité de cette ingérence. Or, après avoir rappelé le contexte de l’époque, très incertain quant au droit du travail turc (§ 32), les juges précise que « le droit de grève n’a pas de caractère absolu » et qu’en particulier, « le principe de la liberté syndicale peut être compatible avec l’interdiction du droit de grève des fonctionnaires exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat » (§ 32). Des bornes à ces restrictions du droit de grève sont cependant vite tracées par la Cour qui indique que cette interdiction « ne peut pas s’étendre aux fonctionnaires en général, comme en l’espèce, ou aux travailleurs publics des entreprises commerciales ou industrielles de l’Etat » et que « les restrictions légales au droit de grève devraient définir aussi clairement et étroitement que possible les catégories de fonctionnaires concernées » (§ 32). Deux conditions que la circulaire litigieuse, « rédigée en des termes généraux qui interdisaient de manière absolue à tous les fonctionnaires le droit de grève » viole nettement. Au surplus, la Cour estime que les fonctionnaires en question « n’ont fait qu’user de leur liberté de réunion pacifique » et que les sanctions infligée « sont de nature à dissuader » la participation « légitime[…] à de telles actions » (§ 32).
Partant, la Turquie est condamnée pour violation de l‘article 11.
La Cour formule dans cet arrêt l’exigence conventionnelle de respect du droit de grève avec une netteté inédite (V. les arrêts plus alambiqués à ce propos - Cour EDH, 2e sect. 27 mars 2007, Karaçay c. Turquie, req. n° 6615/03 et Cour EDH, 2e sect. 17 juillet 2007, Satilmis et autres c. Turquie, req. n° 74611/01). Le chemin ouvert par l’arrêt Demir et Baykara est d’ailleurs ici expressément suivi par la formation de Chambre, notamment par le recours à de sources textuelles extra-conventionnelles (une convention de l’Organisation Internationale du Travail et la Charte Sociale Européenne). Mais, précisément, on peut regretter qu’elle n’ait pas poursuivi son effort en qualifiant, enfin et clairement, le droit de grève d’« élément essentiel de la liberté syndicale », comme l’avait fait la Grande Chambre au sujet du droit de mener des négociations collectives.
Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie (Cour EDH, 3e Sect. 21 avril 2009, req. no 68959/01)
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