J'ai lu, il y a deux ans, La disparition de Richard Taylor, aux éditions Verticales, un roman signé Arnaud Cathrine. Il s'agit du portrait d'un banal employé de la BBC - disparu sans laisser de trace –. Portrait dressé non pas par un seul narrateur mais par plusieurs, chacun ayant côtoyé ce personnage.
En 2004 déjà, Hubert Nyssen faisait mourir, dans Pavanes et javas sur la tombe d'un professeur, un dénommé Bruno Bonopéra et laissait à d'autres le soin d'en parler.
Charles Miossec tout d'abord, l'ami. Puis Laure, la fille aînée du défunt - avec qui Charles aura une liaison –, Juliette, la cadette, Irma Soulier, la concubine et une jeune chinoise. Cinq personnages donc. Mais leurs propos suffisent-ils à construire le véritable portrait du professeur ? Cinq personnages qui pourraient bien être en quête d'un vrai auteur sachant rétablir la vérité sur la nature du disparu. Ce sixième personnage entrera-t-il en scène ? A vous de le vérifier.
Bruno Bonopéra, Charles Miossec – mis au sec -, Irma Soulier, Oscar Renversée... Il sera même question d'une Paulina Masdeclaire et d'un Antoine Sanssoucy. Vous apprendrez bientôt – en écoutant l'interview - où Hubert Nyssen va chercher de tels patronymes.
Comme je le disais dans la précédente chronique, on retrouve ici le thème du double. Chaque personnage peut se dédoubler, ce qui rend encore plus difficile la quête, légitime, de vérité. Peut-être même faudrait-il aller plus loin et parler de multiplicité de l'être unique chez Hubert Nyssen ? Bruno Bonopéra est-il seulement double ou triple. Comment comprendre qu'il ait pu passer de la splendide Paulina Masdeclaire – qu'il aimait - à l'insipide Fernande Tintant – qu'il n'aimait pas – et enfin à la néfaste Irma Soulier – qui le tenait en laisse -. Bruno Bonopéra, c'est tout cela à la fois. Un être triple dont les deux filles apprendront peut-être qui est leur véritable père en lisant ses carnets.
Car comme dans La leçon d'apiculture il y a, en premier ou en arrière-plan, les fameux carnets laissés par Bruno Bonopéra. Apporteront-ils toute la vérité ? C'est peu probable et tant mieux puisque Hubert Nyssen questionne plus qu'il ne donne de réponses. En tout cas, nombreux sont les personnages à vouloir récupérer ces carnets, y compris Laure qui devra attendre 20 ans pour en découvrir le contenu.
Vous l'aurez compris, ce roman est aussi, et peut-être avant tout, une réflexion sur la littérature, sur la narration, sur le langage.
« On ne contrôle pas toujours les mots avant leur envol de la ruche, vous devriez le savoir. »
« Les mots sont assez putains de nature, ils couchent dans plus d'un lit. »
« Je » est-il un autre ? Plusieurs autres ? Mais cette interrogation se fait sous forme romanesque. Et c'est ce que j'aime chez Hubert Nyssen. Il emmène son lecteur, l'air de rien, vers des horizons plus lointains. On peut très bien lire ce roman – ainsi que les autres – comme une banale histoire. Mais c'est comme si un spéléologue s'arrêtait deux mètres sous terre.
Et cette démarche est d'autant plus séduisante qu'elle passe par l'humour. J'ai dit à Hubert Nyssen qu'il y avait chez lui quelque chose de très britannique. Peut-être s'agit-il d'une propension à rester maître de ses émotions quelles que soient les circonstances ? Mais il y a aussi, comme le prouve à l'évidence, l'extrait suivant, une volonté très jubilatoire de ne pas s'en tenir à un seul registre : celui du sérieux, de l'intellect. Au contraire, Hubert Nyssen passe par la farce et, comme ici, le grossier pour dérouter le lecteur habitué à son style très soutenu. Il joue donc sur l'effet de surprise.
« Bruno m'avoua que l'émotion, le dépit et la rage le portant à la violence il eut à se retenir pour ne pas demander à cette Paulina soudainement étrangère, qui parlait avec tant d'émoi de son petit Rimbaud si elle avait entendu parler de Verlaine et de sa courgette de sodomite. Et à Toulouse, au cours de cette remémoration nocturne, devant moi, crachant cette fois sans pudeur son amertume telle une seiche éjaculant son encre, il s'est exclamé qu'avec sa semence le Sanssoucy devait avoir inoculé à Paulina Masdeclaire le vénéneux élixir qui a conduit tant de femmes à d'inexplicables tendresses après s'être fait hussarder par des imbéciles. »
Une volupté de fin gourmet, pour paraphraser Courteline.
Et que penser de celle-ci, qui n'est pas signée Hubert Nyssen mais Cesare Pavese – on la retrouvera dans d'autres opus -: « Les malheurs ne suffisent pas pour faire d'un con une personne intelligente ».
Impossible ne pas se laisser séduire, non ?