Barack Obama, après qu’il eût posé un pied en France (quelques heures) avant de s’envoler pour la Turquie (où il a passé deux jours), a clairement fait savoir urbi et orbi quel est l’intérêt de l’Amérique : que la Turquie, partenaire de l’OTAN, rejoigne au plus vite l’Union Européenne, ce rival potentiel des Etats-Unis dans le nouveau monde multipolaire. Obama donne un souffle nouveau à beaucoup de choses – mais certainement pas à la géopolitique américaine, constante depuis un demi-siècle. Celle-ci, pilotée selon les idées d’Henry Kissinger et par les administrations militaires, reste de marbre face aux bouleversements du monde. Il s’agit d’America first et les intérêts bien compris des yankees sont d’éviter la constitution de blocs puissants, de diviser pour régner. Ils ne font en cela que reprendre la vision de l’Angleterre impériale.
Une Union Européenne à identité affirmée parlerait d’une seule voix sur la scène internationale ; elle imposerait sa culture millénaire de nuances et de libertés, son capitalisme rhénan orienté vers le travail bien fait et la participation des salariés et des collectivités à l’entreprise ; elle serait un concurrent redoutable pour les Etats-Unis confrontés à une Chine qui grossit et qui commence à montrer les dents. Diluer l’UE dans une vaste zone de libre-échange, liée aux Etats-Unis par l’OTAN, est la meilleure politique pour éviter la concurrence. Le Royaume-Uni y aide de toute son âme, préférant toujours le grand large à une quelconque convergence continentale. L’intégration des pays de l’est y a aidé, bien plus tournés vers l’Amérique des libertés que vers l’Europe des intérêts, occupation soviétique oblige. Ajouter la Turquie, c’est diviser un peu plus et augmenter d’un lourd boulet économique et politique ce concurrent dangereux (le PIB turc par habitant est le quart de la moyenne de l’UE). Tout en se déchargeant un peu plus sur l’Europe du handicap islamiste, mal géré par les experts militaires et du renseignement depuis 1945 ! Que la carotte du droit européen remplace donc le gros bâton armé américain, pense l’administration Obama, tout en réclamant des renforts pour l’Afghanistan. Une fois la Turquie dans l’UE, les frontières seront communes avec l’Irak, l’Iran et la Syrie, la diplomatie européenne ne pourra plus faire semblant de regarder ailleurs.
Il y a de multiples arguments en faveur ou contre l’entrée de la Turquie dans l’UE.
Certains, dans la lignée romantique, y voient l’amorce d’un gouvernement mondial qui avancerait pas à pas par le droit, l’UE étant une sous-ONU en développement. C’est ce rêve hugolien de République universelle par anti-capitalisme que chantent les gens de gauche (Pascal Lamy, ‘La démocratie-monde’), y compris aux Etats-Unis même (Immanuel Wallerstein). Pour ces post-marxistes, seules les sociétés barbares s’identifient à une ethnie, se transformant en sociétés closes, répétitives, immobiles. La seule civilisation serait celle de l’Europe du droit et des Lumières dont il faudrait éclairer les peuples enfants (jusqu’ici barbares).
C’est ce rêve d’une Europe suisse qui sort de l’histoire et démissionne du monde que d’autres ont justement. Se replier entre soi, dans un club chrétien, élevant des barrières protectionnistes à l’entrée, une armée commune contre l’extérieur et réservant l’Etat-providence aux nationaux. La méfiance envers le monde ouvert, envers l’étranger, la religion différente, sert de socle à une réaction en faveur d’un âge d’or où l’Europe dominait le monde.
Je ne suis pour ma part partisan d’aucun de ces projets.
Pour moi, l’Europe n’est pas seulement une entité économique et l’identité compte. Mais la xénophobie de l’entre soi et du communautarisme grégaire n’est pas mon fort, c’est ainsi que les civilisations meurent. L’Europe est un projet politique et plus le nombre des états augmente, plus ce projet se dilue dans le plus petit dénominateur commun : les seuls intérêts matériels. Ce n’est pas au moment où le capitalisme anglo-saxon, focalisé sur la seule rentabilité financière, fait faillite, que l’Europe devrait s’y convertir ! Notre culture est différente, nous devons la valoriser, le monde a besoin de diversité. Un projet, c’est un mouvement. Les deux puissances anglo-saxonnes sont des îles ; elles ont une identité forte et donc tout le loisir de rester entre soi tout en côtoyant les autres. C’est l’esprit même du communautarisme. L’Europe continentale n’est pas dans le même cas.
Une intégration, compte-tenu du poids démographique et culturel de la Turquie, signifierait une dilution d’identité, une emprise des mœurs turques d’aujourd’hui par capillarité, une censure de fait de la liberté d’expression, une certaine islamisation de l’Europe qu’on le veuille ou non. Le récent rappel des caricatures de Mahomet par les Turcs montre que l’intolérance religieuse musulmane est loin d’être un fantasme et que les libertés sont la dernière roue de leur carosse. Le voulons-nous pour nous ? Une société libre, permissive et (pire encore) ‘démocratique’ apparaît aujourd’hui pour les musulmans comme anti-islam. Comment un régime qui pose en souverain le peuple lui-même et non Allah serait-il acceptable ? J’ai montré ailleurs comment islam et démocratie pouvaient ne pas être incompatibles : mais ni aujourd’hui, ni avec la Turquie de 2009. La régression culturelle, liée à la restriction socialement correcte des libertés publiques est une menace réelle. Kemal Atatürk était, certes, occidentaliste lorsqu’il voulait réformer la Turquie, mais c’était à une époque où la France apparaissait comme la première puissance militaire du globe. La Turquie d’aujourd’hui remet en cause la laïcité et l’esprit républicain d’Atatürk au profit des partis religieux et des mafias. L’effacement de la foi chrétienne laisse un vide que l’islam veut remplir ; il contaminerait sans aucun doute nos expressions, libertés et institutions, le réflexe laïc étant encore mal établi dans l’Europe encore en train de se faire. Le droit, la politique étrangère et le marché, arguments majeurs des « pour », peuvent avancer par partenariat, comme ils l’ont fait de façon constante depuis 1949. Ils n’ont pas besoin de l’Union.
L’identité n’est pas du ressort du raisonnable et il ne faut pas confondre les ordres, comme le disait Pascal, repris par Raymond Aron. L’Europe se cherche, son identité est floue. Cernons d’abord l’identité voulue du projet européen avant d’aller plus loin. Quiconque voyage sait bien ce qu’est l’Europe dans le monde. A Bamako ou à Pékin, le Français se sent avant tout « européen ». Les limites géographiques sont floues, marquées par les flux et reflux de l’histoire. Elles sont plutôt naturelles au nord, à l’ouest et au sud, du fait des mers et océans ; elles sont historiques à l’est et au sud-est, l’Europe s’étant constituée contre les envahisseurs mongols et arabes, avant de se constituer contre les religions (l’islam et l’orthodoxie ont longtemps été les frontières de l’Europe). On dit que la Turquie a pris la suite de l’empire byzantin, qui était bien romain : certes ! mais par conquête et conversion forcée à l’islam. Il a fallu le siège de Vienne en 1683 pour repousser les musulmans, après Poitiers, Lépante et la Reconquista. N’oublions pas qu’au 14e siècle la Chine, la Russie, l’Egypte, le monde arabe, le monde persan et une partie du monde indien étaient gouvernés par des princes turco-mongols. Ni l’histoire, ni la religion, ni le droit, ni les mœurs, n’ont été jusqu’ici communs à la Turquie et à l’Europe. Comment envisager brusquement de faire civilisation commune ?
Intégrer la Turquie maintenant, c’est renoncer à toute identité possible car adjoindre un pays qui a déjà 71 millions d’habitants aujourd’hui, mais qui en aura près de 100 millions dans 20 ans, est un très gros morceau. Il serait alors le premier pays “européen” en termes démographiques, avec les conséquences institutionnelles que l’on peut aisément concevoir (traité de Nice qui s’applique, demain de Lisbonne s’il est ratifié). Compte-tenu des écarts de niveau de vie, de mœurs et de projet de civilisation, ce n’est pas raisonnable. Peut-être dans deux générations mais pas tout de suite, et probablement avec l’entrée conjointe de la Russie –plus culturellement proche. Ce n’est nullement mépris de ma part, j’ai voyagé en Turquie, travaillé avec des financiers turcs, eu de bons amis qui étaient Turcs durant mes études. Mais intégrer la Turquie dès maintenant, c’est donner la victoire à une certaine conception de l’Europe que je refuse : celle du seul marché ouvert, indépendant de toute affiliation culturelle comme de tout projet commun. Or nous avons vu que la culture commande à la forme de capitalisme que nous pratiquons.
L’Europe, comme chacun d’entre nous, doit se choisir un destin. C’est toute la philosophie de l’histoire d’un Raymond Aron tout comme l’existentialisme d’un Sartre. Je ne crois pas que les suivants les aient dépassés en ce sens. Le “non-choix” est simplement de poursuivre les tendances, sous le prétexte sous-jacent que le mouvement seul est “bon”. Je ne suis pas d’accord; c’est laisser faire les technocrates, la démission même de la politique. Un temps de réflexion, d’approfondissement de ce que l’on veut s’impose. Une fois confortés dans le projet, nous pourrons envisager de poursuivre l’intégration. Ici et maintenant, je dis NON à l’incorporation de la Turquie dans l’Union Européenne.
Est-ce que le Mexique va devenir, sous Obama, le 51e état des Etats-Unis ? Pourquoi le Président de la Commission européenne n’irait-il pas, à Mexico, en faire tout un discours pour le proposer ?
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