Il m’a dit “tu es heureuse”, d’une voix neutre et tranchée, comme le juge qui annonce “coupable” ou “non coupable” à la fin du procès. Un verdict n’est pas une question, mais j’ai balbutié “oui” sur un ton qui signifiait “peut-être”… La souffrance est un fait, celui qui la ressent ne peut en douter : elle domine les autres perceptions. Le bonheur en revanche… Est-ce une joie intense et durable, une simple absence de trouble…? Au fond, je n’ai que deux certitudes : il devient indubitable quand il disparaît, et c’est un mot qu’il ne faut pas prononcer en vain…
Sans raison apparente, je lui ai brutalement donné une information inintéressante : “tu sais, quand tu me disais que l’hôpital, ce qui a suivi, était la seule période que je n’avais jamais exorcisé par écrit…” “Oui ?” “Je l’ai plus ou moins fait finalement. Ensuite j’ai jeté le cahier bleu zébré”. En riant, il m’a dit “la page est tournée, maintenant tu n’es plus une caissière paumée, tu es une bibliothécaire entreprenante !” J’ai souris poliment à défaut d’en rire, parce qu’il n’y avait aucune raison d’en pleurer, pas vrai ?
J’ai toujours trouvé ce cahier moche. Pour commencer, j’ai horreur des zébrures et du bleu électrique, surtout sur une couverture plastifiée. A l’intérieur ce n’était guère mieux : petits carreaux ternes et, à la fin, des pages colorées en rose layette puis en vert gazon desséché. Je n’arrive pas à comprendre comment un objet aussi hideux s’est retrouvé en ma possession. Un soir, j’ai eu envie d’écrire et il était sur la table à proximité de ma main. C’est ainsi qu’il a pris vie. Son contenu aurait sans doute été le même s’il avait été doté d’une belle reliure et d’un papier délicat… Mais le fait est qu’en plus il était vilain, un cahier dans lequel on écrit à défaut de mieux, comme déterminé à recevoir la laideur. Il restait encore de nombreuses pages blanches lorsque je l’ai clos avec cette dernière phrase : “je viens de sortir de l’hôpital. Il y aurait beaucoup de choses à écrire sur cette expérience insupportable, mais je ne peux pas. C’est trop tard.” Ensuite je l’ai rangé dans un tiroir, puis dans divers cartons, au fur et à mesure de mes déménagements, mais sans le rouvrir, jamais, jusqu’au moment où j’ai écrit ce texte.
J’essayais de raconter ce jour d’après, en buvant du vin vulgairement – à grandes gorgées âcres qui gonflent les joues – afin de me donner du courage, quand je me suis levée pour prendre ce cahier. Je savais exactement où il se trouvait, alors que je cherche souvent longtemps les objets utilisés quotidiennement. Ensuite je l’ai relu, 5 ans et demi après l’avoir refermé. Je suppose que je pourrais expliquer ce geste rationnellement, en prétendant que ce cahier constituait la seule preuve de l’état dans lequel j’étais pendant ma tentative de suicide. Grâce à lui, il m’était possible de reconstituer une partie des évènements, malgré les phrases mal écrites en travers des pages… Il a été mon unique confident cette nuit là. Cependant, la relecture de ce journal n’apportait aucune réponse à la question que je me posais avant de l’ouvrir : comment en étais-je arrivée là ? Il décrivait l’enlisement puis le renoncement, mais non la chute qui les avait précédés. En fait, je n’ai éprouvé qu’un intense malaise : comme si je souriais franchement à un miroir dont le reflet grimace. Je lisais le journal d’une inconnue familière déplaisante… donc fascinante. J’ai refermé le cahier et terminé mon texte avant de rejoindre ma chambre ; dans mes rétines, les pages persistaient sous forme d’images fixes, sans se tourner.
Quelques jours après, ivre, je l’ai lu à haute voix à L’homme Auquel Sourient Les Petites Filles Sur Les Quais. Je m’en rappelais très vaguement le lendemain, à la manière d’un souvenir lointain et absolument inexplicable. Après le départ de mon invité, j’ai jeté le cahier bleu zébré dans ma poubelle. Je ne m’en suis pas débarrassée à cause de cette lecture publique d’un objet honteux… mais suite à un flash qui m’est revenu en mémoire après dissipation des vapeurs éthyliques : à côté de lui, je conclue : “il reste beaucoup de pages vierges, je pourrais le continuer”.
En sachant que j’ai une bonne dizaine de cahiers blancs à remplir, avoir énoncé une phrase aussi irrationnelle m’a terrifiée. D’une certaine manière, elle signifiait : je reprends l’histoire là où elle s’est arrêtée, comme s’il ne s’était rien passé entre la dernière page écrite durant l’été 2003 et la fin de l’hiver 2009. Pourtant, au moment de descendre la poubelle, j’ai aperçu le rebord de la couverture zébrée du cahier… Je l’ai saisi, épousseté, et replacé dans le même tiroir qu’auparavant, non sans éprouver une culpabilité indéfinissable.
La semaine suivante, j’ai reçu l’Ami “Mélomaniaque” Au Doux Regard De Baleineau, et… j’ai recommencé : ivre, j’ai lu à haute voix ce cahier, mis à part que j’en ai déchiré quelques pages, froissées puis jetées contre la cheminée. Aucun de mes deux invités ne m’avait demandé d’agir ainsi et j’aurais préféré qu’ils m’en empêchent. Cette fois-ci, en revanche, je n’ai pas parlé de le continuer, au contraire j’ai annoncé mon intention de l’abandonner… Ce que j’ai fait le lendemain, quand L’Ami “Mélomaniaque” Au Doux Regard de Baleineau m’a raconté la scène sous mon regard consterné. De nouveau, je l’ai jeté, mais j’ai refermé et descendu la poubelle sans le sauver une seconde fois.
La soudaine joie de vivre que mes proches ont constatée a surgi à cet instant là. Non pas au moment où j’ai jeté le cahier… Je me rappelle que je traînais encore une vague tristesse sur la place au soleil, pendant que ce journal était enfoui sous les déchets dans ma cuisine, tandis qu’en buvant ma bière j’expliquais à cet ami : “j’ai tout, je ne peux pas être malheureuse, c’est impossible quand on a ma chance”, afin de m’en convaincre encore et encore. Le changement s’est produit lorsque j’ai balancé la poubelle dans le local en bas de l’immeuble, car le cahier était enfin devenu irrécupérable. Je sais que c’est difficile à croire : je l’ai senti… Dans ce cahier, il y avait une étrangère familière, le rouvrir c’était lui redonner vie à la place de celle que je suis devenue. Peut-être l’ai-je toujours su sans parvenir à exprimer ce sentiment. Après tout, ce texte est le seul dans lequel je parle résolument de moi à la troisième personne du singulier. A l’époque, sans doute, j’ai prétendu que c’était une forme de pudeur, ou qu’il me fallait simplement prendre du recul pour oser être aussi pathétique… Mais en réalité, j’étais incapable d’écrire ce texte en disant “je” parce que ce n’était plus moi et que cet ancien “moi” n’avait pas le droit de ressurgir… je le lui interdisais.
Bien sûr, d’autres évènements ont eu une influence dans mon changement d’attitude : le week-end avec mon amoureux en Irlande après deux mois d’absence, la présence de ma chère Muji, et mon évolution professionnelle… Celle-ci m’inquiétait. J’appréciais suffisamment Mon Petit Vieux Préféré pour ne pas souhaiter son départ. Je savais que passer du rôle d’assistante à celui de responsable comportait un certain nombre d’avantages, mais être celle qui agit et non plus celle qui obéit m’angoissait réellement. Mes lecteurs fidèles connaissent mon anxiété vis-à-vis des responsabilités… Or, ces responsabilités, je les ai endossées avec un plaisir que je n’aurais jamais soupçonné. Ce que je suis incapable de faire dans ma vie quotidienne : ranger, envoyer les factures dans les temps, classer… Je l’ai accompli avec une efficacité surprenante car, malgré les doutes perceptibles de mes employeurs, me donner ce statut de bibliothécaire en chef était une preuve de confiance. Est-ce que quiconque avait cru en moi avant eux ? Je n’en ai pas le souvenir. Est-ce que celle qui a rempli le cahier bleu zébré y serait arrivée ? J’en doute aussi.
Grâce à ma promotion, sans être riche, j’ai assez d’argent pour vivre sans surveiller tous les jours l’état de mon compte en banque. Je me remets donc à acheter des livres… Des romans que je n’ai pas besoin de rendre au bout d’un mois, que je peux relire, corner, surligner… des objets dont je suis enfin la propriétaire.
Je suis tombée sur le dernier roman que j’ai acheté par hasard. Je me promenais entre les étagères virtuelles d’une célèbre librairie en ligne, guidée par des titres et des commentaires, quand je suis arrivée sur “La vie d’une autre”. D’habitude, en dehors des valeurs sures (Haruki Murakami, Yoko Ogawa, Rick Moody, John Irving…) j’achète plutôt des livres que je prends d’abord entre mes mains, dont je lis la première et la dernière page. Je me fie rarement aux quatrièmes de couverture. Cette fois-ci, pourtant, j’ai acheté un livre d’après son résumé : “Marie a vingt-cinq ans. Un soir de fête, coup de foudre, nuit d’amour et le lendemain… Elle se retrouve douze ans plus tard, mariée, des enfants et plus un seul souvenir de ces années perdues.”
Il me reste encore une quarantaine de pages à lire mais, actuellement, je sais déjà que Marie, l’héroïne, a volontairement oublié ces années à cause d’un traumatisme, ou d’une quelconque situation invivable à laquelle elle a voulu échapper en revenant douze ans en arrière. Alors elle lit ses papiers personnels, à la recherche d’une explication et ainsi, elle découvre “la vie d’une autre”. Il m’est à peu près impossible de ne pas faire le parallèle avec ma lecture de cet ancien cahier car, nécessairement, Marie n’est pas toute à fait autre, mais elle l’est suffisamment pour ne plus se comprendre elle-même. Bien sûr, je souhaite connaître la raison de son amnésie, donc je ne tiens pas à ce qu’elle interrompe ses recherches… Néanmoins, à chaque page, je voudrais lui ordonner d’arrêter et de profiter de sa chance car, finalement, je l’envie d’avoir réussi à tuer une partie d’elle-même.
Il y a longtemps, car nous étions encore dans son appartement, mon amoureux et moi fumions au bord de la fenêtre de sa chambre et nous parlions d’un film qu’il n’avait pas aimé contrairement à moi : “Eternal Sunshine of the Spotless Mind”. Je lui disais : “tout le monde a un jour rêvé de supprimer ses mauvais souvenirs, en particulier dans une relation amoureuse qui tourne mal”. Il me répondait : “non, moi jamais” avec une certitude palpable. Je me suis exclamée : “tu te rends compte de la chance que tu as ?” Il a haussé les épaules avec sa moue de jeune homme raisonnable qui trouve sa compagne un peu compliquée.
Pourtant, quelques semaines plus tard, après un texte où je disais me sentir vide, il a écrit en commentaire : “C’est drôle, parce que pour moi, Junko n’est pas vide. Au contraire, elle est trop pleine, il faudrait qu’elle se désemplisse un petit peu.” Il avait raison. Jeter ce cahier m’a permis de me désemplir, d’éjecter l’ombre que j’avais fait revenir à la surface, en pensant être assez forte pour libérer ce passé sans en souffrir. Néanmoins, je n’ai pas besoin de fermer les paupières ni d’ouvrir ce cahier pour visualiser ses pages aussi aisément que mon séjour dans cet hôpital. De cet ancien moi, d’Elle, j’ai gardé le recours immodéré aux cigarettes et à l’alcool, aux drogues en général, un je-m’en-foutisme feint, hédoniste mais plus ou moins autodestructeur… et la peur d’avouer fermement “oui” quand mon amoureux constate “tu es heureuse”.
* Frédérique Deghelt, “La vie d’une autre”, Actes Sud, 2007 (Babel ; 897), p. 179