Voici la suite de l'interview croisée Olivier Lejade (Soulbubbles) / Florent Castelnerac (Trackmania). Pour ceux qui auraient raté la première partie c'est ici.
La relation développeur / éditeur est bien souvent conflictuelle. Pourtant, il y a parfois des partenariats harmonieux comme par exemple la relation Nadeo-Focus. A votre avis, quelles sont les conditions d’une collaboration fructueuse entre développeurs et éditeurs ?
Olivier Lejade :
Le respect et la confiance de part et d'autre. Dommage que ce soit si difficile à trouver.
Florent Castelnerac :
La
particularité de Focus, justement, c'est de s'intéresser aux jeux et
aux joueurs. Je n'ai jamais eu une discussion sur les jeux à proprement
parler avec un autre éditeur que Focus. Cédric, son directeur, est
capable de me battre à TM dans ses bons moments ^_^ Il ne joue pas
forcément à tous les jeux, mais il s'y intéresse déjà dix fois plus que
les autres.
Alors, pouvoir parler de l'enjeu principal, le jeu, est
déjà important. Et surtout avec quelqu'un comme lui qui est vraiment
fort dans son métier.
C'est ce qui fait que nous nous sentons aussi
bien avec eux. Il ne fait pas payer aux jeux qui marchent ceux qui ne
marchent pas et Focus doit avoir un taux d'échec extrêmement bas. Mais
tout cela est peu de chose par rapport à ce qui est encore plus
important. Cédric aime et respecte les gens, leur travail et c'est
simplement un mec bien.
L’explosion des jeux on-line est en train de bouleverser les relations développeurs-éditeurs. Quels changements pensez-vous que cela apportera en termes de mode de production et, au-delà, en termes de création et de jouabilité ?
Olivier Lejade :
Ca
fait des années que je suis convaincu que le on-line va faire voler en
éclat le modèle et la structuration classique de l'industrie du jeu
vidéo. Ce serait trop long à développer ici mais pour partager quelques
pistes prospectives : la distinction nette entre éditeurs et
développeurs s'estompe, tout comme celle entre développeurs et joueurs ;
le web devient la plateforme dominante ; la diversité créative
s'accroit massivement ; la bataille pour capter l'attention du public
s'accroit en conséquence ; le prix du jeu comme produit tend vers zéro
; le jeu comme service se généralise ; la frontière entre le jeu et la
réalité devient de plus en plus perméable. Voilà pour les grandes
lignes, rendez-vous dans 10 ans !
Florent Castelnerac :
Les
développeurs ont autant besoin d'éditeur avec le on-line, ils peuvent
juste être moins dépendants. Ce n'était pas notre cas et cela ne change
donc rien. On gagne juste davantage ensemble. Le rôle d'un développeur
est de développer. En terme de création et de jouabilité, Nadeo se
dirige vers le "hi-tech simple game" C'est de la R&D de jeu pour
faire moderne, simple, puissant, robuste, durable et abordable. C'est
super prétentieux dit comme ça, mais ce sont les qualités des objets
hi-tech que les gens recherchent.
C'est loin des émotions chères à
nos auteurs favoris ^_^ Pour ce qui est de l'évolution du développement
traditionnel, je suis un peu perplexe.
Créer ou distinguer de nouvelle jouabilité dans ce contexte est compliqué.
Logiquement,
les développeurs de jeux, contrairement aux inventeurs, devraient se
retrouver à composer des jeux avec des outils super simples, standards
et efficaces. Chacun d'eux étant très formatés, mais très libres dans
l'expression.
Afin d’être complet sur le même sujet, que pensez-vous du service de distribution Onlive, ce système de console unique « dématérialisée », qui a été présenté à la dernière GDC ?
Olivier Lejade :
L'industrie
du jeu vidéo découvre le streaming... A entendre les cris de joie, j'ai
bien peur que les industriels considèrent ça comme le DRM ultime qui
leur permettrait de sauver leur business model mourant. Un peu comme
les industries de la musique et du cinéma avant eux. Si c'est ça, ils
seront vite déçus. Quoi qu'il en soit, entre le phantasme et la réalité
il y a un vrai problème de latence qui ne sera pas résolu pour beaucoup
de jeux.
Florent Castelnerac :
Nous réfléchissons aux
impacts de cela depuis environ un an. La technologie G-Cluster qui
marche au Japon est déjà testée en France sur des jeux consoles de la
génération précédente. Ceci permet aux serveurs de faire tourner
plusieurs jeux sur la même machine. Plus simplement, et dès
aujourd'hui, vous pourriez peut-être donner le contrôle à distance de
votre PC, sur lequel serait lancé votre jeu d'aventure, contre un SMS
surtaxé. En tout cas, la réaction a été à la hauteur de l'impact
potentiel de ce genre de technologies. De plus, les géants des télécoms
seront derrière dans l'espoir de l'intégrer à leurs boxs et de vendre
encore plus de flux, en contrôlant le jeu comme le cinéma. Pour les
développeurs, c'est l'idée d'une plateforme unique et stable qui doit
attirer. Onlive, la virtualisation, les techno webs se rencontrent
toutes autour de la question de la portabilité, de plus en plus
cruciale.
Parmi les jeux auxquels vous avez joués dernièrement, lesquels vous ont paru les plus marquants et pourquoi ?
Olivier Lejade :
Le
prochain jeu de Nadeo ! Mais si j'en dis plus, Florent va me tuer... ^-^
Sinon Flower, sans hésitation. Au delà de la prouesse de réalisation,
c'est un jeu qui fait évoluer notre art. Pour moi c'est un véritable
jalon dans l'histoire du jeu vidéo. Parce qu'il fait évoluer nos
attentes et notre conception de ce qu'est un jeu. Parce qu'il assume sa
différence avec courage. Après y avoir joué, j'ai longuement écouté
l'équipe à la GDC et j'ai reconnu au milieu de leurs galères de
production les mêmes tensions, les mêmes questions qui s'étaient posées
à nous sur Soul Bubbles - qui est lui aussi un jeu doux et tolérant.
Sauf qu'à un moment, j'ai pris peur et nous avons partiellement
rebroussé chemin. Eux, ils sont allés jusqu'au bout. J'espère avoir cette force la prochaine fois.
Il y a aussi Ghost Stories, un jeu de plateau d'Antoine Bauza. Parce que j'adore les belles mécaniques coopératives et que celle-ci est excellente. De ce point de vue, je suis très gâté en ce moment parce qu'avec des jeux comme Schizoïd, Left 4 Dead, Novembre Rouge, Little Big Planet ou Castle Crasher, on assiste à un grand retour en force du coop de qualité !
Florent Castelnerac :
Cette
année, Passage de Jason Rohrer à cause du graphisme. J'aime aussi
beaucoup le nouveau mode ManiaTeam de TrackMania United pour la
nouvelle manière de faire la course en réseau. C'est bête, mais je me
retrouve encore le midi à vouloir manger vite pour aller jouer. J'ai
aussi passé quelques heures sur ShootMania, hypnotisé. C'est un peu
bébête de parler de nos jeux, mais bon, je le suis pas mal à ce propos.
Je m'intéresse plus à nos jeux qu'à ceux des autres :/
A votre sens, quels sont les points essentiels sur lesquels un game designer devra centrer son attention dans les prochaines années ?
Olivier Lejade :
Je
crois que tout game designer qui se respecte devrait s'intéresser de
très près aux neurosciences car elles progressent à toute allure -
quelques bon livres pour mettre le pied à l'étrier : Phantoms in the
Brain et A Brief Tour of Human Consciousness par V. S. Ramachandran, On Intelligence par Jeff Hawkins et The Brain that Changes Itself
par Norman Doidge. Il faut aussi surveiller le travail des grammairiens
du jeu (Daniel Cook, Raph Koster, Stéphane Bura, Nick Fortugno, etc...)
qui commencent à développer des outils intéressants.
Mais
l'essentiel, selon moi, consiste à garder l'esprit ouvert et veiller à
ne pas laisser le jeu vidéo s'enfermer dans une définition trop
étroite. Le potentiel expressif du jeu vidéo est immense. Il faut
explorer cette frontière.
Florent Castelnerac :
Il y a
deux approches diamétralement opposées. Celle qui consiste à construire
quelque chose en profondeur et à s'y tenir. Dans ce domaine, le game
designer doit se centrer sur un domaine d'expertise auquel il croit et
y rester fidèle, y compris dans les jours difficiles. De l'autre, c'est
forcément une question de tendance et son attention ira à la culture,
la mode et le style. Sur la question des moyens de faire les choses, il
doit privilégier la stabilité dans le premier cas et l'efficacité dans
le deuxième. Un environnement stable est par exemple la page web. On
peut y faire des jeux très profonds et sur le long terme. Dans le
deuxième cas, je pense que les "scenery disk" ont un grand avenir et
seront probablement les premiers à offrir des outils adaptés aux game
designers en quête d'expression. Lorsque je suis embrouillé par
l'industrie environnante, qui dégage des fumées épaisses de conneries,
je repense plutôt à la question de l'envie de jouer, plutôt qu'à la
qualité d'un jeu, pour retrouver mon chemin. Un sublime jeu comme Soul
Bubbles est de qualité, mais lorsqu'il sort, il ne représente pas un
besoin. C'est avant tout le rôle de l'éditeur pour ce genre de jeux et
il s'est retrouvé dépendant de cela, tout en étant indépendant. Pour
une démarche sur le long terme, à laquelle je suis plus sensible, je
pense qu'il faut centrer son attention sur qui nous sommes pour y
trouver ce qu'on peut apporter sous la forme d'un jeu.
Illustration : Trackmania Nations Forever