Hier soir à Paris, au Reid Hall de la rue de Chevreuse, rencontre avec Raymond Federman, à l’instigation des Editions Argol qui ont publié récemment dans la collection ″les Singuliers″ un livre d’entretiens de l’auteur avec Marie Delvigne, Federman hors limites. (note de lecture de Tristan Hordé)
Raymond Federman est interrogé par Bénédicte Gorrillot à qui il répond sur un ton enjoué, dans un français magnifique, réponses qui vont former petit à petit un portrait par éclats. Le rire est sans cesse proche des larmes qu’amène à chaque fois l’évocation du trauma initial, la scène de l’adolescence où lors d’une rafle, sa mère le pousse dans un placard en lui disant chut. Père, mère, sœurs sont emmenés et ne reviendront jamais. Seul, il va survivre, passant d’abord trois ans à travailler dans une ferme, se forgeant un corps solide au contact de « la fornication et la mort permanentes » des animaux, alors qu’il n’était qu’un petit garçon chétif en 42 au moment de la disparition de sa famille. Il partira ensuite à 19 ans aux États-Unis, il y sera ouvrier de nuit, apprendra à jouer du saxo, arrivera à suivre des cours, puis à 26 ans, se mettra à lire, à tout lire, fera des études et un doctorat sur « Sam », comprendre Beckett (sa thèse fut la première publiée aux États-Unis sur l’auteur, dont il fut l’ami et dont il est un grand connaisseur). Bénédicte Gorrillot parle de prétérition, à propos d’une sorte de leitmotiv qu’elle relève dans le livre : « ça c’est une autre histoire », leitmotiv qui semble écarter le sujet ou éviter la question proposés par Marie Delvigne alors qu’en fait Federman lui répond mais en une sorte de « narration reportée », autour du trou du trauma (voir le poème absence : shoah/absence/xxxx), Federman évoquera plusieurs fois ce xxxx. Il dit qu’il tourne autour du pot, l’absence : « quelque chose a été absenté de ma vie ». Il lit un autre poème qui commence par ces mots, « ma vie a commencé dans un placard », poème de 1957 dont il dit qu’il contient « tout ».
L’attention est ensuite attirée sur le thème du corps et Federman, citant son livre Mon corps en neuf parties, dit que sa « mère lui a donné un excès de vie » en le poussant dans le placard. Il ajoute qu’il ne peut pas se prendre au sérieux et que c’est le rire qui a sauvé sa vie. Puis Bénédicte Gorrillot aborde la question de la forme et souligne que ce qui fait écrire Federman, c’est bien cette question-là et le comment de l’écriture. Lui souligne l’importance de Beckett : « les histoires on s’en fout, mais comment les raconter ?». Il ajoutera plus tard que finalement son histoire est très banale et que ce n’est pas la raconter qui compte. Il cite aussi Yeats : « How can we know the dancer from the dance?», comment séparer le danseur de la danse ? et évoque la surfiction, titre d’un de ses livres et terme inventé par lui, disant que « la réalité en tant que telle n’existe pas ou existe dans sa version textuelle ». Enchaînement sur le doute, d’abord le doute sur la capacité du langage à dire quoi que ce soit de juste sur le réel, mais doutes aussi sur lui-même, sur son travail, sur son statut d’écrivain ; il rapporte une anecdote concernant Beckett : ce dernier lui montre un texte que lui trouve admirable et dit « tu sais Raymond, c’est pas encore ça ».
La séance se termine par la question des langues, dont Federman fait un emploi tout à fait saisissant et à la question « quelle est votre langue maternelle », il répond : « le français et l’anglais qui se mélangent où je veux quand je veux. » Il évoque son périple dans les langues, français de l’origine, puis argot de l’usine aux États Unis puis celui des jazzmen noirs à Detroit et même ces mots complètement oubliés de lui pendant des décennies et qui ressortent soudain à l’improviste comme guibole ou resquiller. Il est question du jazz aussi et de « la trace rhétorique » qu’il laisse dans l’écriture, du côté de l’improvisation : « mon écriture n’a pas de direction ». Il dit encore qu’il préfère « faire du non-sens que du sens » et rappelle Beckett lui disant à l’orée de ses recherches pour sa thèse : « faites attention à la forme plutôt qu’au sens ».
Le dialogue avec Marie Delvigne et Bénédicte Gorrillot sera suivi de deux lectures brèves et très réussies d’Alexander Dickow, une variation bilingue sur un formulaire de demande de naturalisation et de Christian Prigent qui lira deux textes de Raymond Federman.
Photos ©florence trocmé. Elles sont tout agrandissables par simple clic sur l'image. De haut en bas : Raymond Federman ; Raymond Federman et Bénédicte Gorrillot ; Raymond Federman lisant avec Marie Delvigne ; l'éditrice Catherine Flohic (Argol Editions) ; Raymond Federman avec Mathias Pérez au centre et Christian Prigent ; Raymond Federman et son épouse ; Alexander Dickow ; Christian Prigent.