Au retour du glacier de Passu près de Gulmit, dans le Karakorum, nous stoppons à un « camping » pour boire de l’eau minérale ou du thé. Des Allemands en camping-car et Range Rover campent ici. Un autre couple range sa tente. Ce sont de jeunes français venus du pays en vélo. La fille est une mulâtresse très belle et le garçon un blond fin aux mollets tendus comme des cordes. Partis de France depuis un an, ils se préparent à aborder la Chine en passant d’abord par le Népal. En démontant leur tente, ils ont sorti deux solides gourdins que j’ai pris tout d’abord pour les piquets. Mais non, ce sont bien des bâtons épais, longs d’une cinquantaine de centimètres. S’en sont-ils servis durant leur périple ? Je ne leur ai pas demandé. Peut-être est-ce contre les chiens, féroces quand ils gardent des brebis.
Même froide, la douche est un bonheur, les deux verres d’eau minérale, pris ensuite, un délice et la bière enfin, un avant-goût du paradis. Une jatte de pommes rouges du verger est sur la table ; elles sont plus grosses qu’hier et plus farineuses, mais très saines. Ce sont de vrais fruits écolos avec vers incorporés pour montrer la bonne maturité du fruit et pas d’infecticide puisqu’à cette hauteur (plus de 2000 m) il y a peu d’insectes.
Le patron nous invite à passer à la cuisine : ceux qui veulent voir officier sa femme en travaux culinaires sont les bienvenus. Nous aurons de la cuisine traditionnelle au dîner et il est intéressant d’aller observer comment elle se prépare. Nous ne sommes que cinq ou six à le désirer, ce qui nous permet d’être à l’aise dans la cuisine vite encombrée.
Les pâtes de la soupe sont découpées au couteau dans une mixture de blé noir. Les croquettes épicées de viande de yack (nous sommes déjà dans l’Himalaya) et celles de pommes de terre aux oignons sont mises à frire dans une grande poêle. Le dessert sera composé de galettes au « beurre de lait » - c’est ainsi que l’on nomme ici le yaourt cuit – arrosées d’huile d’abricot au goût d’amande amère. La grand-mère est assise à ne rien faire, elle ne voit plus grand-chose, mais le patron, qui est son fils, lui témoigne beaucoup de respect. Il y a là aussi, nous regardant de leurs grands yeux, les deux fils de 4 et 6 ans, vêtus de polos. Le repas sera très copieux et plutôt savoureux. Le dessert est plutôt pâteux, mais lorsqu’il fait froid dehors, il doit être très revigorant. Je songe qu’en cet endroit, l’hiver, la neige ensevelit tout et qu’il doit faire bon se calfeutrer dans la cuisine, au cœur de la maison. Nous autres citadins des pays tempérés n’avons pas idée des écarts de saisons d’un village de montagne.
Nous sommes revenus du profil d’aventurière de haut vol à la réalité du touriste amateur. Elle nous explique que son mari, alpiniste professionnel (« un homme célèbre ») s’est tué en montagne, en redescendant de l’Annapurna en 1992. Il s’agit de Pierre Beghin, un ingénieur qui modélisait les avalanches, un type bien. Elle vit de sa pension de réversion française, à fort pouvoir d’achat dans le Pakistan pauvre, plutôt que de ses articles ou de ses peintures. « Je m’amuse beaucoup au Pakistan, où la vie n’est pas chère et où on connaît vite tout le monde. » Elle a appris l’ourdou à l’université en France (« en auditeur libre ») et a décidé de s’installer à Islamabad. Chaque été, elle revient de France « où je garde mes comptes et mes affaires », mais passe plusieurs semaines au nord-Pakistan parce qu’il y fait plus frais. Sa frime m’amuse, mais il n’est pas facile de se recomposer une identité propre après avoir été « la femme de quelqu’un ». Elle aurait un jeune fils, mais elle ne semble pas vouloir s’en occuper.