Laurent Benosa avait pris contact avec nous il y a quelques temps, après que nous avons chroniqué en ces pages des planches qui lui valurent un prix. Il souhaitait partager avec nos lecteurs son attachement pour Chabouté et notamment pour son album Un îlot de bonheur. Cet ouvrage, édité par Paquet en 2001 était depuis longtemps introuvable. Alors que les éditions Vents d'Ouest vont le ressortir ces jours-ci, dans un volume de la collection "Mini Integra" le groupant avec Quelques jours en été, il nous a semblé qu'il était temps de dérouler ici la très minutieuse analyse de Laurent (Thierry Groensteen, prends garde à toi !):
Si ces "feuilles mortes qui se ramassent à la pelle" font peut-être penser à la chanson de Prévert, c'est sur une autre musique que celle de Kosma que Chabouté nous conte, dès les premières pages d'Un îlot de bonheur, une histoire familiale à la fois simple et dramatique. Elle met en scène peu de personnages – une famille réduite (le père, la mère, un garçon d'une douzaine d'années) et un clochard atypique – dans un nombre restreint de lieux. Les personnages secondaires – policiers, professeur, élèves, quelques promeneurs – contribuent au réalisme par leur courte apparition. La profondeur de cette œuvre réside essentiellement dans l'entrelacement pertinent des dimensions psychologiques et sociales révélées par les choix graphiques de l'auteur. Cette position scénaristique inscrit cette œuvre dans les mouvements héritiers du réalisme socialiste : Néo-réalisme, Nouvelle vague, Cinéma novo...
Avec finesse, les éléments constitutifs du système de la bande dessinée sont ici mis à contribution dans un dessein (dessin) précis, empreint de toute l'humanité de Chabouté. Si les lecteurs pressés d'albums de bandes dessinés semblent parfois inconscients des richesses spécifiques du neuvième art, se contentant d'une narration souvent efficace, parfois plus recherchée, ils auront tout intérêt, sur le plan plastique, à ne pas s'arrêter aux seules qualités du trait. En restant aveugle aux subtilités des ellipses mises en place par les intervalles entre les vignettes, appelées "gouttières" par les anglo-saxons – cet "espace intericonique" mentionné par Peeters[1] et dont l'analyse a été formalisée par Groensteen sous le terme d'arthrologie[2] – le lecteur risque de perdre de vue la substance même de la bande dessinée en tant que création artistique.
Nous allons essayer, comme le clochard, "D'OUVRIR LES YEUX SUR CE QUE LES GENS NE SAVENT PLUS VOIR".