En Egypte, à Guizeh et surtout à Saqqarah, vous les avez vus en grand nombre sur les murs de chapelles funéraires de
prestigieux mastabas comme celui de Ti, incontestablement le plus beau de tous, mais aussi peut-être ceux de Kagemni, de Ptahhotep, de Mererouka; et d'autres, bien d'autres ...
En effet, peintures et bas-reliefs décorant les tombes de grands fonctionnaires auliques nous les détaillent à l'envi, durant tout l'Ancien Empire déjà, depuis le
temps de Snéfrou, premier souverain de la IVème dynastie, père de Khéops, et cela sans discontinuer jusqu'à l'époque gréco-romaine, à l'extrême fin de l'histoire pharaonique
avec, notamment, le tombeau de Petosiris auquel j'ai déjà précédemment fait allusion.
Ici, dans la salle 4 consacrée aux travaux des champs, nous les avons aussi rencontrés sur les parois de la chapelle d'Akhethetep et de celle d'Ounsou.
Et aujourd'hui, ami lecteur, après cette interruption du congé pascal, je vous invite à en découvrir quelques-uns matériellement exposés cette fois dans la vitrine 10
devant laquelle je vous avais donné rendez-vous en nous quittant le 4 mars dernier.
Datant de différentes époques, mis au jour en maints
endroits du pays, tous ces outils - car c'est bien de cela qu'il s'agit, vous l'aurez compris -, sont le reflet d'une vie de travail la plus rudimentaire, certes, mais surtout la plus
quotidienne qui soit; partant la plus vraie.
D'aucuns, d'ailleurs, font toujours partie des instruments actuellement utilisés dans certains villages arabes d'Egypte, dans l'une ou
l'autre région de l'Est asiatique aussi, voire même dans celles de nos campagnes, françaises et belges, que l'automatisation à outrance n'a pas encore atteintes. Et c'est en cela que certains
d'entre eux nous "parlent" ou nous semblent à tout le moins extrêmement familiers.
Avant de les envisager ensemble, permettez-moi une importante parenthèse qui me semble ici nécessaire afin d'évoquer un lieu d'un intérêt cardinal pour ce qui concerne la
découverte de tous ces objets qui rythmèrent la vie quotidienne des travailleurs égyptiens.
Il s'agit, comme vous l'avez très probablement déjà deviné, du site de Deir el-Médineh, en Haute-Egypte, lové dans un des vallons désertiques de la montagne thébaine, à
moins d'un kilomètre des terres cultivées, au-delà de la colline de Gournet Mouraï, sur la rive occidentale du Nil, en face de Louxor.
Jusqu'au milieu du siècle dernier, le présent Département des Antiquités égyptiennes connut un réel accroissement de sa collection : plus d'un millier de
pièces, en effet, avaient été offertes en partage à la France par le Gouvernement égyptien suite aux fouilles qui y étaient entreprises par l'égyptologue Bernard Bruyère (1879-1971) qui,
alors que la concession du site avait été accordée cinq ans plus tôt à l'Institut français d'archéologie orientale (IFAO), le "ratissa" inlassablement à partir de 1922; et qui, parallèlement, ne
cessa de publier le fruit de ses découvertes de manière remarquablement scientifique.
Mais qu'est exactement Deir el-Médineh aux yeux de l'égyptologie contemporaine ?
Il s'agit en réalité d'un village - que les textes égyptiens nommaient simplement "Pa démi", "La Ville" -, dont il ne reste plus que les ruines, créé
ex-nihilo sous le règne de Thoutmosis Ier, souverain du début du Nouvel Empire, aux fins d'héberger les artistes, artisans et ouvriers qui, près d'un demi-millénaire durant,
travaillèrent au creusement et à la décoration intérieure des hypogées royaux et princiers des proches Vallées des Rois et des Reines.
Témoin absolument unique de la vie professionnelle et privée des familles qui se sont succédé là siècle après siècle, ce village qui fut agrandi sous le règne de
Thoutmosis III, momentanément déserté sous celui d'Amenhotep IV/Akhenaton - la communauté rejoignant alors un hameau semblable fondé à Tell el-Amarna -, remis à l'honneur avec Horemheb,
dernier souverain de la prestigieuse XVIIIème dynastie et connaissant son apogée à l'époque des Ramsès, aux XIXème et XXème dynasties, se développa sur quelque
5600 m² : près de 70 maisons, toutes semblables, qui se sont partagé, de part et d'autre d'une rue principale, une superficie de plus ou moins 132 mètres de long pour une petite cinquantaine
seulement de large.
Aux confins du site, deux nécropoles : celle de l'Est, sur les flancs de Gournet Mouraï, dont il ne subsiste aujourd'hui plus rien et celle de l'Ouest, sur l'autre
versant, aux pieds donc de la montagne thébaine.
Les tombes du cimetière de l'Est découvertes intactes par B. Bruyère datant des règnes de Thoutmosis III et d'Hatchepsout, si elles n'offraient pas une importance
particulière quant à leur structure et leur décor pariétal, se révélèrent en revanche d'un intérêt certain pour ce qui concerne le matériel funéraire qu'elles recelaient : en effet, les
objets exhumés, dans leur plus grande majorité, présentaient de manifestes traces d'usure prouvant indubitablement qu'ils avaient été utilisés par leur propriétaire. Et c'est bien grâce à eux,
grâce à ces chaises, tabourets, lits, nattes, paniers divers, vaisselle et ustensiles de cuisine, outils agricoles et de construction, objets de toilette, vêtements même que l'on peut maintenant
établir avec une précision avérée le vécu quotidien des anciens Egyptiens.
De ces tombeaux de l'Est, je l'ai signalé, il ne reste aujourd'hui plus aucune trace dans la mesure où B. Bruyère prit la décision d'entièrement les recouvrir avec les
déblais des fouilles du village proprement dit effectuées entre 1935 et 1939.
Quant à la nécropole de l'Ouest, sur le versant opposé du vallon, elle se présente dorénavant sous l'aspect d'une succession de terrasses étagées qu'il décida d'aménager
afin de pallier d'éventuels éboulements dus au nombre croissant de visiteurs. Elle se compose d'une soixantaine de tombes décorées : 7 datant de la XVIIIème dynastie et les autres
essentiellement du temps de Ramsès II; la plus belle à mes yeux étant celle de Sennedjem, un des gouverneurs de Thèbes.
Je m'en voudrais, après vous avoir quelque peu entretenu de Deir el-Médineh sous l'angle des nombreux vestiges de la vie quotidienne que les fouilleurs de l'IFAO, Bernard
Bruyère en tête, y mirent au jour, de ne pas mentionner un autre endroit lui aussi source de bien de "trésors" archéologiques : il s'agit du "Grand Puits".
Les égyptologues ont en effet donné ce nom à un trou d'une cinquantaine de mètres de profondeur, probablement creusé par les hommes du village en vue d'atteindre une
éventuelle nappe phréatique que jamais ils ne découvrirent. De sorte qu'à l'époque ramesside, il servit de décharge.
Entre 1949 et 1951, Bruyère s'y intéressa et en exhuma, entre autres, une imposante et ô combien remarquable somme d'archives rédigées en cursive hiératique sur
quelque 5000 ostraca qu'après lui, d'éminents épigraphistes tels que Jaroslav Cerny (1889-1970), Georges Posener (1906-1988), Serge Sauneron (1927-1976) et maints autres se sont attelés et
s'attellent encore à déchiffrer.
Mais avant d'en rencontrer certains dans l'une ou l'autre vitrine des prochaines salles, je vous propose immédiatement de revenir, après cette indispensable
digression, à celle qui nous occupe aujourd'hui en évoquant les objets qui, de haut en bas, sont fixés sur la paroi du fond.
Dans la partie supérieure, donc, chapeautant l'ensemble, un joug de 1, 35 mètre d'envergure (E 3203). Il provient de l'époque romaine, soit entre les Ier et IVème siècles de notre ère, mais aucune autre
précision quant à sa date et son origine exactes, par qui et où il fut découvert, ne figure sur le cartel d'accompagnement.
Cette pièce de bois permettait en fait de maintenir en parallèle des animaux qui, grâce à leur force musculaire,
tractaient aisément l'un ou l'autre instrument : en Egypte antique, le plus souvent, on y ajustait une paire de boeufs qui, tirant derrière eux l'araire (ou la charrue, selon le terme
employé par les historiens), remuait la terre de manière qu'elle recouvre les grains préalablement semés. Vous remarquerez sans difficulté, à chacune de ses extrémités, la partie convexe qui
venait épouser l'encolure de l'animal de trait; le joug étant en effet simplement attaché à ses cornes.
Immédiatement en dessous, une palanche (E 14510) d'un mètre de long, trouvée à
Gournet Mouraï, et datant du Nouvel Empire (± 1 450 A.J.-C.)
Il s'agit également d'un morceau de bois, légèrement incurvé parfois, porté sur l'épaule et aux bouts duquel le paysan suspendait une charge à l'aide
d'un crochet.
Les concepteurs de cette vitrine en ont d'ailleurs exposé un exemplaire juste en dessous.
Datant du Nouvel Empire, ce crochet de suspension à une palanche (E 14054), d'une hauteur de 30,5 cm, se termine
par une pointe également en bois de 13, 5 cm de long, présentant manifestement des traces d'usure.
Quelle que soit la charge qui fut jadis la sienne, il est incontestable que ce type d'objet, accroché parallèlement de chaque côté de la palanche, comme nous le
prouve d'ailleurs la scène peinte sur le petit éclat de calcaire exposé au centre de la vitrine, glissé dans l'anse d'un panier par exemple, ou de tout autre fardeau, réduisait considérablement
l'effort que devait consentir le porteur.
A la gauche de la vitrine, précisément, vous avez une de ces nombreuses réalisations de vannerie artisanale. Exemple même de panier
nécessaire à la vie quotidienne des anciens Egyptiens, ce couffin (E 16410) de 38 cm de long et 17, 5 de haut fut en fait retrouvé
par B. Bruyère, dans le cimetière de l'Est, à Deir el-Médineh.
Réalisé à partir de tiges de jonc tressées, il dut servir soit à transporter des objets de dimensions réduites, soit peut-être même à
évacuer des déblais résultant du creusement des tombeaux.
Quoiqu'il en soit, c'est le fragment de calcaire peint (E 5605), de 15, 5 cm de haut pour 10, 5 cm de
large exposé au centre de la vitrine 10, sous la palanche, entre couffin et crochet de suspension, qui, bien mieux que mes longs palabres, vous permettra d'aisément visualiser la destination
exacte allouée à chacune de ces pièces de bois ici exposées.
Mardi prochain, même lieu, même heure, nous consacrerons un peu de notre temps aux trois houes du bas de cette vitrine, posées chacune
sur un support métallique et qui suscitent diverses interrogations de la part des égyptologues.
Mais avant ce nouveau rendez-vous au Louvre, je vous invite à lire ce samedi 25 avril un premier compte rendu de fouilles rédigé voici soixante ans par Bernard
Bruyère lui-même, alors qu'il venait de commencer l'exploration du "Grand Puits" auquel j'ai fait allusion aujourd'hui.
(Andreu : 2002, 14-41 et 92-4; Desroches Noblecourt/Vercoutter : 1981, 211)