Dictateurs et autres personnages peu recommandables feraient-ils vendre ? Cette question peut sembler incongrue ; cependant, deux agences de publicité, géographiquement situées aux antipodes l’une de l’autre, viennent de concevoir deux campagnes assez semblables, basées sur un humour au second degré diversement apprécié – l’une d’entre elles ayant même récemment provoqué un scandale en Chine.
La première campagne, réalisée par Grey Worldwide, une agence de Düsseldorf pour le compte de Doc Morriss Pharmacies, une pharmacie virtuelle néerlandaise, visait à promouvoir une ligne de préservatifs. Les trois visuels, sans aucun support textuel, représentaient plusieurs spermatozoïdes, dont l’un arborait, de manière allusive, mais parfaitement reconnaissable, les têtes d’Adolf Hitler, de Ben Laden et de Mao Zedong. Cette dernière image a eu le don de provoquer l’ire de très nombreux internautes Chinois, de Chine comme de la diaspora, qui y voient une insulte à leur pays. Cette réaction surprendra sans doute dans un Occident bien informé des millions de morts dont le « Grand Timonier » est responsable, cependant, elle se comprend aisément à la lumière de la culture chinoise, cinq fois millénaire et particulièrement susceptible dès que l’un de ses symboles est mis en cause, critiqué ou caricaturé, même s’il s’agit de faire appel au second degré.
Sans doute l’agence de communication n’avait-elle pas l’intention de scandaliser ainsi tout un pays, mais cet exemple illustre de belle manière comment peut naître un conflit interculturel dans le monde de l’entreprise. Le tollé semble avoir été tel que la société s’est sentie obligée d’adresser aux autorités chinoises une lettre d’excuses. Grand bon en arrière, donc, si l’on suppose qu’il ne s’agissait pas d’un coup médiatique prémédité… Car un précédent aurait pu inviter les créateurs à davantage de prudence : l’année dernière, une publicité espagnole pour Citroën (qui possède une importante usine à Wuhan) représentant un Mao louchant et bouche tordue (d’après le portrait officiel exposé place Tien An Men), avait dû être remplacée en urgence par une autre, reprenant un portrait de Napoléon à Fontainebleau par Paul Delaroche – bel exemple d’autodérision, diront les uns, exaspérante preuve d’autoflagellation (une spécificité très française), répondront les autres.
La seconde campagne a été mise en place par The Jupiter Drawing room, une agence d’Afrique du sud, pour le compte de Nulaid eggs, un producteur d’œufs local. Si le graphisme diffère considérablement (plutôt psychédélique, il faut le reconnaître, et d’un goût esthétique qui pourrait se discuter), l’idée reste similaire. Mais cette fois, les créateurs ont trouvé un moyen habile de contourner la difficulté : si Hitler et Ben Laden illustrent toujours deux visuels, c’est le despote coréen Kim Jong-Il (dont la choucroute capillaire est facilement reconnaissable) qui campe le troisième larron. En outre, chaque placard inclut un slogan sans ambigüité : « L’Histoire a produit beaucoup de mauvais œufs, heureusement, les nôtres sont toujours bons. »
Ces deux campagnes s’ajoutent à une troisième, de l’agence allemande Service Plan, créée pour le chapelier de Bonn Hut Weber, dont j’avais illustré ma chronique du 17 avril dernier, consacrée à la censure imbécile d’une affiche représentant Jacques Tati. Le visuel, qui tire toute sa force de sa sobriété, mettait en scène les figures stylisées d’Hitler et de Chaplin, le slogan pouvant être traduit par « c’est le chapeau qui fait toute la différence ».
L’utilisation de dictateurs à des fins publicitaires était, jusqu’à présent, peu répandue. Dans un article précédent, j’avais cité le cas de l’unique encart vendu par le Professeur Choron au couturier Renoma, qui avait été publié dans Hara-Kiri. Le journal avait choisi une photo d’Hitler et de Goering, assorti du slogan : « Pourquoi Hitler et Goering étaient-ils aussi chics ? Parce qu’ils s’habillaient chez Renoma !» La maison de couture, comme on l’imagine, n’avait pas souhaité renouveler l’expérience…
Ces trois campagnes récentes permettent toutefois de se poser une question : peut-on rire de tout ? Sans aucun doute, en matière d’art ou de caricature, la liberté d’expression doit rester la règle, et l’on peut donc répondre par l’affirmative. S’agissant d’une publicité, dans la mesure où elle engage l’image d’une entreprise, c’est naturellement à sa direction de se prononcer. Il est certain que Doc Morris Pharmacies ne peut guère, pour le moment, espérer conquérir l’immense marché chinois. Mais telle n’était, à l’évidence, pas sa stratégie. Son cœur de cible se situe en Europe et, de ce point de vue, sa campagne, prématurément interrompue, n’en est pas moins un succès considérable. Les média du monde entier ont largement repris l’information, lui assurant une promotion aussi gratuite qu’inespérée. Les agences elles-mêmes profiteront de cette manne. C’est, je crois, Phyneas Taylor Barnum, le célèbre fondateur de cirque, qui disait que l’important n’était pas que l’on parle en mal ou en bien de telle ou telle chose, mais que l’on en parle. Il avait probablement tout compris à la publicité.
Illustrations : publicités pour Doc Morriss Pharmacies, Agence Grey Worldwide, graphiste Klaus Knut – publicités pour Nulaid Eggs, The Jupiter Drawing Room - Publicités pour Citroën en Espagne.