L’École Maternelle.

Par Mélina Loupia
Les livres sont couverts. Les papiers sont remplis. Les attestations d’assurance incluant la responsabilité civile en couverture de leur faute personnelle, individuelle accident dans le cas où ils seraient victimes, décès ou accident en cours et en dehors des activités scolaires…   Tiens, on dirait mon Nicolas ça.   Mais non, mon Nicolas, il a juste oublié son sac, tout tracassé qu’il était d’avoir raté son premier dessin.   Pourtant, hier soir, en rentrant, j’ai failli appeler l’assurance. Et le collège. Et les parents. Et le Ministre de l’Éducation Nationale, Xavier Darcos. Quoique Luc Ferry, ça sonne moins mafieux. On aurait dû se méfier.   Hier soir, Nicolas est rentré tout penaud. « Mon sac est ni dans le grand bus, ni dans la navette, ni dans le collège. Tiens, en plus, un grand de 3ème a foutu à la poubelle le blouson de ma cousine cet aprèm. -Bon, pourquoi elle a rien dit à la vie scolaire ? -Parce que tu te souviens maman, quand le Proviseur est venu nous parler du collège l’an dernier à l’école, il nous a dit qu’il fallait pas venir nous plaindre si c’était pas grave et que si on se faisait voler des trucs de marques, bé fallait pas venir non plus. -Tu as goûté ? -Pas faim. -Tu viens de faire un foot avec ton frère, t’as vu l’état de ton pantalon ? -Je vais faire mes devoirs… »   Je rentrais d’un reportage à l’école d’Arnaud, où la représentante de l’Inspecteur de l’Académie de l’Aude, Michel Moreau, a été ravie de remettre des places pour un match de la coupe du monde à des petits qui avaient remporté un concours sur le thème du sport et de la philosophie. Si j’avais su…   Je rentre et m’attèle aussitôt à la conjugaison de l’un, les fractions à simplifier de l’autre et la chanson en arabe du dernier.   Je m’aperçois que Jérémy, contrairement à son adversaire de gazon, porte un pantalon d’un bleu marine immaculé. « Pour une fois, t’as pas plongé dans l’herbe comme si ta vie en dépendait, t’as laissé faire ton frère, c’est beau la transmission fraternelle. -Hein ? Mais on a pas fait un foot, quand on est arrivés, il faisait la gueule et s’est enfermé dans sa chambre, j’ai commencé mes devoirs et tu es arrivée. -Bon, tu me torches tes fractions tout seul, elles sont niveau 6ème hein, je vais voir ton frère, quand tu auras fini, fais réviser sa chanson à Arnaud. -Ok, après, si tu veux, je peux tondre le gazon, nettoyer la piscine et surveiller le soufflet au fromage… -Ce que j’aime chez toi, c’est la ressemblance avec ton père. File réduire tes fractures mathématiques avant de faire du social. »   Je rejoins Nicolas dans sa chambre. Allongé sur son lit, sur le ventre, il a la tête tournée vers le mur. Il ne dort pas, il pleure. Son cartable est éventré et un cahier est ouvert sur son bureau. Les devoirs sont faits. « Tu es fatigué du foot avec ton frère ? -Non, tu sais très bien que non. -Parle-moi, ce gazon est pas tombé du ciel sur ton pantalon. »   Sans se retourner, il m’explique que depuis le 1er jour de la rentrée, régulièrement, il se fait gentiment tabasser par un petit malin, comme ça, pour le plaisir. Ce matin, en sport, alors qu’il était assis sur une murette à discuter avec son pote, la terreur lui a fondu dessus. Pour éviter de tomber en arrière et d’exploser sa tête contre le pavé, il a décidé de se rendre. Ils se sont bastonnés sur le terrain de foot. Peu importe qui a gagné, qui a perdu, Nicolas trouve injuste qu’on l’emmerde alors qu’il fait rien d’autre que d’être là, tout simplement. En se mouchant avec sa petite main, je remarque qu’elle cachait le genou de son pantalon, et un gros trou. « Je sais ce que tu vas me dire, j’ai perdu mon sac, mon survêt et là, j’ai ruiné mon pantalon tout neuf. -Je te dis rien, mouche-toi, vas te passer un peu d’eau sur le visage et sors de ta chambre, y a ton copain qui est là, il veut jouer. -Je veux pas le voir, lui, autant à la maison il est cool avec moi, qu’au collège, il me défend pas. Alors maintenant, ce sera donnant-donnant avec lui, ou c’est tout, ou c’est rien. »   J’ai laissé mon moyen digérer l’injustice à laquelle il allait devoir faire face tout seul et ai attendu que Copilote rentre pour faire un conseil de famille.   A table, Nicolas pleure dans ses nouilles. « T’as raison, elles sont pas assez salées. Allez, raconte-nous. » Rebelote, mais cette fois-ci, je sens les poings de Nicolas se serrer à mesure qu’il comprend le monde qui l’entoure. Jérémy prend sa défense. « Écoute, pendant une semaine ou deux, dès que t’as récré, tu cherches pas, tu viens avec nous, le temps que l’autre comprenne que s’il veut s’amuser à te démonter la tête, il devra nous le demander d’abord. » Arnaud prend la parole, entre deux bouchées de banane. « Moi, depuis que j’ai étalé mon ennemi de toujours dans la cour de la cantine, plus personne m’emmerde. -Toi, tu prends pas forcément le meilleur chemin, dis-toi que ça marche pas toujours comme ça. -Ensuite, tu dois absolument en parler à la Vie Scolaire, c’est pas une cafetière, faut dire quand ça va pas. -Oui, mais le Proviseur, il nous a bien dit qu’il fallait pas encombrer la CPE avec nos petits soucis, qu’on était grand et qu’il fallait régler nos problèmes tous seuls. -A ce propos, vous être allés signalés la perte du sac ? -Oui, on nous rappellera. -Ok, vous avez pas été retenus par le casting. -En même temps, quand on a dit que le sac et le survêt, c’était des marques, ils nous ont dit que si ça avait pas été de marque, on l’aurait pas volé. »   Nicolas n’a pas touché à ses nouilles, Jérémy n’en a pas repris et Arnaud n’a pas mis du Nut’ dans son yaourt après la banane.   Tout le monde est parti se coucher en silence, le silence, pour une fois, j’aurais aimé entendre leurs bagarres, leurs disputes et leurs petits rires étouffés quand ils se retrouvent tous dans le grand lit de Jérémy, pour une veillée nocturne, transgressant l’autorité parentale.   Jérémy est juste venu nous dire qu’il arrivait pas à dormir parce que la veille, en se bastonnant sur le lit, ils avaient pété une latte, mais que ça l’empêchait pas de dormir, mais que de ne pas nous l’avoir dit, si, et que voilà, maintenant, il allait pouvoir dormir mais que peut-être l’histoire de son frère allait l’empêcher un peu de dormir.   J’ai passé la soirée à balancer entre ma tête et mon cœur. Ma tête me disait de ne pas intervenir, que Nicolas n’était pas blessé dans son corps, qu’il devait malgré tout affronter la réalité, l’existence du bien contre le mal, l’injustice et tout ce qui rend la vie d’adulte à venir relativement rose ou bleue, selon de quel côté du manichéisme on se place. Ma tête me disait que peut-être, un jour, s’il mettait le bon coup de tête au bon moment au bon petit con qui l’emmerde et le fait sortir de sa réserve naturellement pacifique, il serait peinard le reste de son adolescence. Ma tête me disait sans cesse que merde, 80€ pour le sac, le survêt et au moins 10 de plus pour racheter un pantalon tout neuf, c’était pas une paille, surtout en ce moment, que d’ailleurs, c’est jamais le moment, notamment les 30 derniers jours du mois Ma tête me dit que je devais juste être spectatrice de son apprentissage.   Mon cœur, lui, l’entendait pas de cette oreille. Mon cœur est sourd. Mon cœur est aveugle. Mon cœur n’est pas doué de raison ni de sens. Alors mon cœur développe à l’extrême le seul instinct dont je sois fière, celui d’être mère. Et mon cœur, lui, il en envie de débarquer chez les parents du petit caïd, de les chopper par le col et de leur expliquer ma façon d’aimer mon môme. Mon cœur a envie, à minuit, de décrocher mon téléphone et d’appeler le Proviseur du collège, lui expliquer que c’est bien joli de penser au confort professionnel de la CPE de sa maison, mais qu’en attendant, mon môme, il a peur de passer pour un petit 6ème sous prétexte que maintenant, il est grand. Mon cœur a aussi envie de lui expliquer que j’ai voulu faire plaisir à mon môme en lui offrant un sac et un survêt avec un logo dessus, pour éviter qu’on le tabasse parce que c’est un looser. Et aussi que s’il avait eu un casier comme prévu le jour de la rentrée, son sac de sport, il l’aurait pas oublié au collège, en plus des 24 kilos que son cartable infligeait à ses cervicales.   Et bien que ma tête me serinait que c’était impossible et préjudiciable, quand ce matin, j’ai vu Jérémy et Nicolas partir la mine sombre au collège, chargés comme des mules à 6h45, mon cœur avait envie de retirer mes 3 poussins de l’Éducation Nationale et de leur faire l’école maternelle.