Schmitt, Eric Emmanuel, La part de l'autre, LGF, Le Livre de Poche, 2006, 503p.
Quatrième de couverture
5 octobre 1908 : Adolf Hitler recalé. Que se serait-il passé si l'École des beaux-arts de Vienne en avait décidé autrement ? Que serait-il arrivé si, cette minute-là, le jury avait accepté et non refusé Adolf Hitler, flatté puis épanoui ses ambitions d'artiste ? Cette minute-là aurait changé le cours d'une vie, celle du jeune, timide et passionné Adolf Hitler, mais elle aurait aussi changé le cours du monde.
Mon opinion: bien. Certains disent de ce roman qu'il est une u-chronie ( = En littérature, c'est un genre qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un événement du passé. On utilise également l’expression « histoire alternative » (alternate history) ou histoire contrefactuelle. L’auteur d’une uchronie prend comme point de départ une situation historique existante et en modifie l’issue pour ensuite imaginer les différentes conséquences possibles. Source Wikipédia). Il est vrai qu'au regard de la quatrième de couverture, on peut le penser.
Cependant, à la lecture, il me semble que ce n'est pas du tout le but visé par l'auteur. Certes Éric Emmanuel Schmitt part du célèbre jour où Hitler s'est fait recaler à l'entrée de l'Académie des Beaux Arts de Vienne; triste jour qui brisa cet homme fragile et qui est, selon les historiens, un événement marquants qui détermina la vie du Führer. L'auteur déroule alors l'histoire du vrai Hitler dans toute son atrocité et construit en parallèle la vie d'un jeune homme, Adolf H, futur peintre, qui intègre la célèbre école d'art de Vienne. En parallèle se déroule donc sous les yeux du lecteur la vraie histoire d'Hitler et celle, inventée de toute pièce mais qui aurait pu se produire d'un autre jeune homme.
L'auteur ne base donc pas son propos sur ce qu'aurait été le monde sans l'épisode du nazisme, chose que tout le monde peut aisément imaginée, mais plutôt sur la comparaison de la vie de ses deux personnages. On pénètre dans l'intimité de ces deux personnages et on suit leur parcours à travers un double portrait antagoniste. On a du mal au début à éprouver de la sympathie pour le jeune Hitler alors qu'il n'est encore qu'un jeune homme perdu. il nous est difficile également d'imaginer un autre Hitler, une personne diamétralement opposée. Mais ce procédé permet à l'auteur de mettre en valeur l'importance des événements qui peuvent déterminer notre vie, nos choix et leurs conséquences, et dans un contexte précis la part de notre liberté, de notre libre arbitre?
La question n'est pas de savoir quel élément a déclenché la folie meurtrière chez Hitler mais plutôt de poser les questions fondamentales qui traversent la nature humaine: la liberté, le déterminisme, la possibilité d'agir de l'individu dans un contexte socio-culturel précis...
Il s'agit également pour l'auteur de nous faire prendre conscience de cette part de l'Autre, si étrange, si énigmatique qui habite notre personnalité; cette altérité qui nous échappe, qui nous fait peur. Tout au long du livre, le lecteur se pose des questions sur ce qu'il pourrait être s' il avait vécu d'autres événements. Notre société, notre époque, notre histoire personnelle, notre environnement social et familial nous façonnent, nous déterminent mais se pose toujours la question de notre capacité à choisir; entre déterminisme et individualisme (au sens sociologique).
Alors certes ces réflexions peuvent paraître stériles dans le sens que l'on ne peut pas savoir ce que Hitler aurait été, que tout ceci est pur spéculation...
Mais tout de même il me semble important de réfléchir à ces questions de fond ne serait-ce pour ne pas être dans le jugement et la condamnation voire la négation d'autrui, et surtout rester dans le doute et le questionnement plutôt que d'asséner des certitudes qui peuvent se révéler dangereuses. Reconnaître à l'Autre cette altérité qui nous habite tous, c'est se reconnaître en tant qu'être semblable mais différent, c'est reconnaître l'humain qui est en face de nous même dans sa version la plus criminelle.
D'autres thèmes sont abordés comme l'amour, l'amitié, l'art, la guerre mais que je ne développerai pas ici par manque de temps mais qui offrent de très belles pages.
Voilà chers lecteurs, peut être êtes vous complètement perdus face à cette critique je vous l'accorde un peu désordonnée, mais j'espère avoir attirer votre attention sur l'intérêt de ce roman! Un roman dérangeant qui nous interroge!
Quelques citations importantes à mon sens et qui résument bien mieux mon propos, tirées du journal de l'auteur dans lequel il explique sa démarche et les difficultés auxquelles il a été confronté:
" L'erreur que l'on commet avec Hitler vient de ce qu'on le prend pour un individu exceptionnel, un monstre hors norme, un barbare sans équivalent. Or c'est un être banal. Banal comme le mal. Banal comme toi et moi. Ce pourrait être toi, ce pourrait être moi. Qui sait d'ailleurs si, demain, ce ne sera pas toi ou moi? Qui peut se croire définitivement à l'abri? A l'abri d'un raisonnement faux, du simplisme, de l'entêtement ou du mal infligé au nom de ce qu'on croit le bien? [...] Tel est le piège définitif des bonnes intentions. Bien sûr, Hitler s'est conduit comme un salaud et a autorisé des millions de gens à se comporter en salauds, bien sûr, il demeure un criminel impardonnable, bien sûr je le hais, je le vomis, je l'exècre, mais je ne peux pas l'expulser de l'humanité. Si c'est un homme, c'est mon prochain, pas mon lointain. "p477 - 478
"Hitler est à la fois à l'extérieur et à l'intérieur de moi. A l'extérieur dans un passé accompli, dont il ne reste que des cendres et des témoignages. A l'intérieur, car c'est un homme, un de mes possibles, et je dois pouvoir l'appréhender."p479
" Réduire Hitler à sa scélératesse, c'est réduire un homme à l'une de ses dimensions. C'est lui faire le procès qu'il fit lui même aux Juifs. Noircir l'autre pour se blanchir: la pensée même d'Hitler. Et la pensée des gens qui parlent d'Hitler. Blanchir l'humanité en en excluant Hitler. Comme si l'humanité n'était pas spécifiquement humaine. "p500
" Décidément, plus j'avance, plus je découvre que tous les discours sont mus par cette même invisible idée: Hitler est l'autre.
Mon livre sera un piège tendu à cette idée. En montrant qu'Hitler aurait pu devenir autre qu'il ne fut, je ferai sentir à chaque lecteur qu'il pourrait devenir Hitler." p482
"Après l'expérience de ce livre, je me méfierai encore plus des idées simples. A un mal trouver une cause unique, ce n'est pas réfléchir, c'est caricaturer, réduire, tomber dans l'accusation plus que dans l'explication. Après ce livre, je suspecterai tout homme qui désigne un ennemi. Hitler est une vérité cachée au fond de nous mêmes qui peut toujours ressurgir." p503.
L'avis d' Allie.