NOTRE MÉMOIRE
(Production, diffusion et conservation des mémoires numériques)
INTRODUCTION : L’INEXTRICABLE MEMOIRE
“Le fait d’appartenir à ce moment ou s’accomplit un changement d’époque (s’il y en a), s’empare aussi du savoir certain qui voudrait le déterminer, rendant inappropriée la certitude comme l’incertitude. Nous en pouvons jamais moins nous contourner qu’en un tel moment: c’est cela d’abord, la force discrète du tournant.” Maurice Blanchot
La difficulté de notre sujet, la mémoire comme inscription matérielle, tient à son intrication. En effet, la mémoire est tout autant à son origine qu’a sa fin. Elle boucle sur elle-même : les artistes sont des mémoires, extériorisent celle-ci dans des supports, ceux-ci sont conservés ou oubliés, etc. Existe-t-il une extériorité à la mémoire ?
Nous vivons sans doute une époque majeure de la mémoire, dans le domaine artistique la répartition entre production, diffusion et conservation est bouleversée entraînant une redéfinition du rôle de chacun.
LE FANTASME D’UNE MEMOIRE ABSOLUE
Le numérique est apparu comme la promesse d’une mémoire exhaustive. Une idéologie s’est dévelopée autour du numérique comme mémoire absolue et sans faille.
1. L’immatérialité
Une mémoire partout et nulle part.
2. La duplication
Une mémoire sans origine, cad sans originarité. Il suffit d’acheter du support pour augmenter sa mémoire : augmentation de la densité des supports, course en avant. Mais la question de savoir ce que nous déléguons finalement comme mémoire à l’informatique, reste impensé. Quel type de mémoire extériorisons-nous ?
3. L’indépendance du support
Les prologues platoniciens (Protagoras) : comment garantir à une mémoire une indépendance par rapport au support d’inscription pour assurer son caractère absolu ? Le numérique réitère la stratégie platonicienne en l’inversant : l’origine se perd dans la fin avec le numérique, parce que ce n’est plus au début que tout se joue mais dans la diffusion.
Cette indépendance créé l’idée d’une mémoire en réseau ou partagée qui peut circuler dans des fils : l’inscription est secondaire, elle est temporaire. Transformation de la notion d’inscription qui n’est plus un phénomène durable, ce qui paradoxalement garantie une meilleure survie de la mémoire.
L’INTEGRITE TECHNOLOGIQUE DES MEMOIRES
Toutefois notre expérience de la mémoire numérique est toute autre et est contradictoire à cette idéologie. Récit de la perte de fichier WORD et de la destruction d’un ordinateur : dépression qui signale une intimité.
La mémoire numérique est périssable pour plusieurs raisons.
1. Les limites du binaire
Le binaire doit être exhaustif. Si un seul signe manque, tout manque, alors que les anciens supports supportaient bien les erreurs, les repentirs, les effacements. Ceci est lié à la nature mathématique de l’informatique dans laquelle les éléments discrets sont en flux.
Position
2. La matérialité
La mauvaise qualité des supports d’inscription entraîne un effacement précipité. C’est un phénomène qui est structurellement lié à l’industrialisation : peintures impressionnistes. Quelle relation entre l’externalisation de la mémoire et l’industrialisation ?
My hard drive…
3. La séparation entre le dur et le mou : le flux liquide
Avec l’informatique la relation lecture/inscription entre dans une nouvelle période : une partie de la lecture est déléguée au support, le support lui-même s’interprète, se traduit de lui-même. Un même message peut être sur plusieurs supports. Récit : on trouve un cd-rom dans 500 ans mais on a pas l’ordinateur, pas le logiciel pour le décrypter. Est-ce une situation analogue aux hiéroglyphes ?
Reconnaissance
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LA MEMOIRE DES SUJETS ANONYMES
Mort et technologie.
Cette transformation dans la mémoire est fondée sur un phénomène plus large dont la dimension est sociologique. C’est l’ensemble de la mémoire de la société qui est bouleversé, et ceci en un sens très concret que chacun, les anonymes, peut inscrire et sauvegarder des signes. Ceci transforme jusqu’à la structure même de l’historialité, cad le critère d’évaluation de la mémoire. Désorientation.
On ne peut comprendre la mémoire des arts que dans ce contexte élargi.
1. La base de données
La base de données est la structure technologique majeure qui structure la logique des mémoires. Elle est un tableau. Rien de plus. Lev Manovich : narration versus index.
Sous Terre (lagune)
Last life (paradoxe)
My life… (contrat) : video ensuite dont la mémoire est l’œuvre
2. L’inscription de tous
Le fait que chacun puisse inscrire quelque chose est un phénomème très important. C’est la première fois dans l’histoire que cela arrive. Comment les historiens feront-ils le tri dans quelques années. (cf la passion des anonymes)
Listening Post
3. Le détournement des mashups
La notion de mashups est très intéressante pour définir la mutation de la mémoire comme copier/coller, non-originaire, replicable. Est-ce encore une inscription ? Peut-il y avoir inscription sans désir de préserver son origine ? Question du droit d’auteur (droit de mémoire comme droit de celui qui a créé la mémoire et comme droit aussi de celui qui reçoit et s’approprie la mémoire).
Le mashup permet de comprendre que la production artistique est de part en part liée à la mémoire. En effet, flux et mémoire : couper le flux, traduire ce qui est coupé (décontextualiser) et le mémoriser pour en faire un nouvel objet.
Hans Haacke, News (1969)
Le mashup met en avant la circulation dans la mémoire : caractère insaisissable de la mémoire numérique que des services comme archives.org essayent de stabiliser.
Le registre
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LA DIFFUSION DE LA MEMOIRE
Je prendrais appui sur l’exposition à Oboro pour questionner les difficultés propres à la diffusion des mémoires numériques.
1. L’instabilité des processus connectés
Alors que l’œuvre d’art est fondé sur un désir de stabilité dépassant la finitude humaine, l’œuvre numérique connecté est instable. C’est vrai d’une grande partie de l’art contemporain, mais avec le numérique cela devient une condition sociale.
Quel est le temps et l’espace d’une œuvre en réseau ? Que nous montre-t-elle au juste ? De quoi est-elle la présentation ?
Cette impossibilité à saisir de façon stable les phénomènes est courant dans l’art contemporain :
Dan Graham, Past/Present Split
Par un dispositif technologique on répète selon une hétéroisomorphie les conditions transcendantales de la perception. Cf Peter Campus, Interface.
Raconter quand le flux RSS World State a changé : l’artiste devient observateur de la relation entre son œuvre et le monde des flux. Il faut vérifier, monitering, adapter le code. Question de la durée de vie de l’œuvre et de la relation vivante entre l’artiste et l’œuvre.
Peut-on accepter la finitude de l’œuvre sans renoncer à l’art ?
2. Le mode d’emploi
La question du mode d’emploi se pose de façon accrue avec les œuvres numériques. Ce n’est pas une question nouvelle que celle de l’immanence de l’œuvre d’art. Quelles sont les conditions de ce mode d’emploi ? Un cartel ? Une documentation transportable ? Un guide ? Il va de soi que ce mode d’emploi constitue la première externalisation forte de la mémoire de l’œuvre et doit servir de modèle à la conservation parce qu’elle intègre une instrumentalité, une valeur d’usage.
Double contrainte : médiation public et découverte.
3. Le projet Art Farm
L’artiste doit de plus en plus intervenir dans le cours de l’exposition. Alors que les réparations étaient auparavant déléguées aux institutions, la spécificité des logiciels fait que l’artiste doit souvent être derrière son œuvre. Réaction des organismes face à cette place de plus en plus importante et difficulté pour les artistes de tout suivre.
Il faut donc inventer un MONITERING des œuvres d’art. C’est l’objet d’Art Farm.
ZRON, APPMONITOR,WMWARE, etc. Virtualisation des machines, pb de compatibilité.
Bref il devient de plus en plus difficile de distinguer les pôles de production et de monstration. Les artistes doivent intervenir sur les conditions technologiques du commissariat et les commissaires sur certaines conditions de la production. Beaucoup d’organismes réagissent mal à cette interdépendance et estiment que l’instabilité est liée au non-professionalisme des artistes alors que c’est la situation de notre époque.
LA CONSERVATION DES ARCHIVES LOGICIELLE ET MATERIELLE
Instabilité structurelle des mémoires numériques qui sont en réseau : comment concevoir une conservation qui par définition est une stabilisation ?
Indiana Jones
S. LeWitt
Boltanski
Jochen Gerz
1. Quel avenir pour les musées ?
Les musées sont soumis à des difficultés croissantes de conservation. De plus en plus d’objets à conserver avec des espaces d’exposition restreints. Les œuvres numériques accentuent les difficultés de la conservation car leur fonctionnement (le passage du lieu de conservation au lieu de monstration) exige des connaissances interdisciplinaires dont les musées ne sont pas actuellement dôtés.
Paradoxe : le centre Pompidou a par exemple perdu sa fonction de laboratoire pour devenir un sarcophage. Question de la période laboratoire des musées (The Power of Display: A History of Exhibition Installations at the Museum of Modern Art, by Mary Anne Staniszewski).
Le choix se fera-t-il pas défaut ?
Les musées vont-ils conserver les logiciels, les machines, les compétences ? Qui va faire les mises à jour ? Est-ce qu’il s’agira seulement de capture audio-visuelle à la manière du land art ? La situation est-elle comparable avec le land art, l’art numérique étant des médias dès le début ?
2. La difficulté de conserver des objets technologiques non-conformes
Le risque consiste à imposer une normalisation des mémoires numériques aux artistes, sans prendre en compte qu’ils produisent des objets non-conformes, qu’ils sont incompétents et doivent le rester. Ainsi, l’imperfection de la production influe sur les conditions de conservation. Risque de faire des expositions très sages avec des œuvres numériques très stables : repenser l’exposition et la production, le laboratoire, l’expérimentation.
On peut rêver de documentation exhaustive des œuvres, de faire des recommendations en tout genre, mais on peut douter de l’efficacité de celles-ci dans le contexte artistique qui est singulier. Le singulier de l’art numérique est différent parce qu’il touche à des opérations langagières définissant des fonctionnements. Ce sont des causalités complexes, cad des comportements.
Le dysfonctionnement fait partie du fonctionnement.
3. La conservation des processus connectés
Projet catalogue Capture : faire des captures de très longues durées pour simuler l’œuvre complète.
Replay, reactement : conserver les interactions et les générations (Peoples) pour les rejouer.
Cette conservation suppose que les artistes mémorisent dans des bases de données des flux externes à leurs œuvres (Internet et interactions ou autres).
Difficulté de définir l’objet même à conserver : œuvre-monde, œuvre-endogène.
LE RESEAU CULTUREL PERTURBE
Les mémoires sont des typologies (Nietzsche), ce ne sont jamais des données abstraites mais des volontés et des devenirs. Il va de soi que la transformation de la répartition des mémoires implique une redéfinition du rôle de chacun. Qui fait quoi ? Quelle limite d’agir pour chacun ? Comment séparer les tâches des artistes, commissaires, conservateurs, tout en prenant en compte leurs interactions ? Comment le faire dans un contexte pauvre dans lequel la simple documentation d’une exposition pose problème ?
Trouble de l’intérieur et de l’extérieur :
David Rokeby, Daemon
Legrady, Memory full
La mémorisation est prédiction : in my pocket
1. L’auto-archivage et l’auto-diffusion de l’artiste
Le rôle de l’artiste dans le domaine de l’archivage et de la diffusion s’accroît. Les musées acheteront-ils nos disques durs ? On passe d’une période très institutionnelle à une période auto-gérée. Qui valide ? Comment l’art circule ? Quelle relation entre cette circulation et la conservation ? Les musées deviennent-ils des lieux de passage ?
2. Que conserve le conservateur ?
On peut bien sûr rêver d’interopérabilité, d’une machine commune à toutes les œuvres, mais ce serait s’introduire dans l’art même de l’artiste et exiger de lui ce qu’il ne peut offrir dans son expérimentation, une norme. A quoi vont ressembler les musées numériques : des musées de machines vintages non-fonctionnelles, de hiéroglyphes illisibles, etc. ? Pour répondre à cette question il faudrait comprendre de façôn profonde l’instabilité structurelle du numérique.
3. L’émergence d’espaces autonomes
Pour répondre à ces défis, les artistes ont élaborés ces dernières années des espaces autonomes qui ne répondent plus aux normes de l’art classique. Ces espaces intègrent des fonctions qui étaient auparavant séparées : production et monstration.
Cratère de James Turell
Atelier VanLiesout
Makrolab
http://www.transfert.net/Le-Makrolab-ne-veut-pas-etre-une
L’université tangente
http://utangente.free.fr/
Hans Ulrich Obrist, Labotarium à la Serpentine Gallery
Waterpod
4. Les industries de l’accès et l’obsolescence de la modernité
Les mémoirs numériques sont pris dans un paradoxe : fixer la mémoire et la rendre instable. Mais ce paradoxe est lié au passage d’une l’économie de la propriété à une économie de l’accès. La première est la source de ce que nous connaissons aujourd’hui dans la répartition entre production, diffusion, conservation en art. Comment penser l’art à l’âge de l’accès ? Comment penser le projet originaire de l’art comme stabilité alors que nous sommes dans une obscolence immédiate (vaporware ?). Faut-il espérer stabiliser tout cela (position idéologique) ou s’enfoncer plus encore dans cette incertitude (position expérimentale) ? Il faudra sans doute un équilibre entre les deux.
CONCLUSION : QUEL AVENIR POUR L’HISTOIRE ?
Notre époque est celle de la mémoire : la mémoire ne sépare plus l’inscription du processus.
La mémoire est une question technologique et anthropologique. Hétéroisomorphie entre les deux.
La mémoire est un sujet de l’art, un objet et un projet, ainsi qu’une condition
Third Memory (2000) de Pierre Huyghe : la conservation ne sera-t-elle pas cette 3eme memoire pour le spectateur ?
Jim Campbell