Me vient une question sur l'acte à propos du suicide. Nous le considérons comme une fin, la borne d’un parcours qui marque le terminus de la vie. Le suicide peut-il avoir une direction, désigner un point vers lequel tendre et s’orienter ?
La lecture de Hannah Arendt, en particulier La crise de la culture me conduit à cette remarque. Essentiellement politique, l’acte est un début. Il est fondateur et tranche sur ce qui précède.
Arendt a une définition très particulière de l'acte. Sans doute empreinte de la lecture des anciens, les auteurs grecs et latins. Mais aussi, consécutive à ses études contemporaines, à commencer sa lecture du totalitarisme nazi et du procès de Adolf Eichmann après-guerre. Ou encore, les mouvements noirs de libération aux USA.
Il est inutile de lister la richesse et la variété de ses études. Dans La crise de la culture un ou deux articles semblent plus important. Ce sont des articles assez ciblés sur une problématique contemporaine comme la liberté ou l’autorité.
Dans notre contexte social et politique français, au moment où l’on se pose tant de questions sur l’influence du travail sur la décision d’en finir. Au moment où de grands dirigeants d’entreprises automobiles françaises se défaussent sur la dimension individuelle de tels actes, comment ne pas se demander si de tels actes prétendument « individuels » n’auraient pas une dimension politique accusatrice et revendicatrice ?
Inaugurent-ils quelque chose de nouveau, un « avènement de la vérité » ?
Qualifier ces actes « d’individuels » est choquant.
Comment faire abstraction du contexte ? L’individu hors du langage existerait-il ? Peut-on réellement postuler l’existence d’un sujet sans sa parole et son insertion dans un tissu de discours sociaux ?
Pour Arendt, ce n’est pas possible. Le sujet antique est immergé dans la polis. C’est à partir de son statut de citoyen que le sujet commence à émerger. Car Arendt suit Platon de près. Chez les anciens, il y a des sujets. Mais toujours des sujets définis dans la cité exclusivement. Dans la maison, il ne s’agit pas de sujet. Ils sont des maitres qui dirigent un agglomérat de personnes (sa famille et ses esclaves). Le sujet n’apparaît qu’avec ses égaux en droit dans le cercle des praticiens de la cité.
Il y a une opposition franche entre le domaine public et le domaine privé. Dans le domaine public, le monde est en jeu, le sujet ne se soucie pas (seulement) de ses intérêts privés. Dans le domaine privé, il s’agit d’assurer la protection de la famille et « servir la sécurité du processus vital [1]».
Si un acte est celui d’un sujet par définition inscrit dans la cité, il répond à ce que lui dit le politique et ne peut être détaché de ce que lui disent ses égaux. Il implique et menace directement le discours du tyran devant lequel il n’y a pas d’alternative. Soit le sujet s’y soumet, soit il doit combattre, s’exiler ou mourir.
Le suicide de Lucrèce en est le prototype. Violée par le fils du roi Tarquin venu en invité, elle dénonce le double crime contre l’ordre de la société romaine et l’hospitalité. Elle se donne la mort après avoir fait promettre la vengeance à son mari et Brutus. La révolte qui s’en suit à Rome permet de fonder la République. L’acte public a permis l’avènement d’un nouvel ordre politique.
La situation antique est l’inverse de la situation actuelle. Les suicides chez Renault n’auront pas renversé la direction de l’entreprise, loin de là !
Quand les directions d’entreprises soulignent des motifs individuels au suicide, ils veulent signifier que l’acte sort du domaine public. En quelque sorte, la société ne serait ni concernée, ni responsable. Ce serait de l’ordre du privé et du libre arbitre. Mais, le libre arbitre était inconnu de l’antiquité[2].
Sur ce point, la tradition philosophique est unanime : la liberté commence quand les hommes quittent le domaine public pour le privé. Et le rapport avec soi-même a une « dialectique meurtrière ». Cette dimension suicidaire fut d’abord révélée par St Paul puis St Augustin. C’est « un conflit mortel qui a lieu dans la demeure intérieure de l’âme et l’obscure chambre du cœur [3]».
Si bien que l’attitude des dirigeants de grandes entreprises représente une position néo-augustinienne. Du même geste que les suicides sont dénommés « individuels », ils sont retirés de la sphère publique.
Arendt dénonce fermement la supercherie du libre arbitre soutiré au domaine public des anciens. C’est un amalgame antipolitique par excellence. Une théorie « absurde [4]».
Nous verrons comment dans un prochain billet.
[1] - Arendt A., La crise dans la culture, (1954), Gallimard, Folio essais n° 113, Paris, 1972, p. 203
[2] - p. 204
[3] - St Augustin, Confessions, livre VIII, chapitre VIII, cité par Arendt, Ibid, p. 205
[4] - p. 212