La Vie de Château, de Jean-Marie Reber

Publié le 19 avril 2009 par Francisrichard @francisrichard
La vie de château dont il s'agit n'est pas celle qui vient immédiatement à l'esprit du pékin. Jean-Marie Reber n'est pas châtelain au sens habituel du terme. Et le château dont il est question n'est pas une demeure familiale, mais le siège de l'Etat de Neuchâtel, où il a assumé la fonction de Chancelier pendant vingt-huit ans de sa vie.
Pendant tout ce temps il a été le témoin discret de ce qu'il appelle modestement la "toute petite histoire", dont il traite dans ce livre publié aux Editions Gilles Attinger ( ici ), et qu'avec raison il qualifie de
forcément anecdotique mais pas toujours insignifiante.
On sait en effet, depuis G. Lenôtre, que la petite histoire éclaire souvent la grande d'un jour inattendu, et non dénué de sens.
Dans un entretien accordé à Arcinfo le 3 avril ( ici ) - le livre est sorti avec humour le 1er avril - l'auteur prétend qu'il n'a pas de mémoire et qu'il n'a pas pris de note. Il explique dans l'introduction - comme au cours de l'émission d'Arcinfo - comment il a procédé :
Ayant (...) conservé par bonheur mes agendas, j'ai pu y retrouver des dates de visites, d'événements, de rendez-vous qui m'ont beaucoup aidé dans mon entreprise.

Ces repères ont donc agi sur l'auteur comme autant de madeleines proustiennes, qui lui ont permis de retrouver le temps, avec force détails, pour notre bonheur.

L'administration est un monde à part, méconnu, donc incompréhensible pour des lecteurs qui, tel que moi, n'ont travaillé, et ne travaillent toujours, que dans le privé. A lire La Vie de Château - dont les bonnes pages ont été publiées en février et mars dans L'Express et L'Impartial - ce monde, du moins au tout début de la carrière de Jean-Marie Reber, n'avait pas beaucoup changé depuis Messieurs les ronds-de-cuir de Georges Courteline. L'extravagance et la fantaisie étant moins tolérées aujourd'hui qu'à l'époque, l'administration a forcément changé, mais elle a conservé cependant des caractéristiques qui font d'elle ce monde à part, que l'auteur, amusé, restitue avec un art consommé de l'observation, juste et précise.
Vous ne savez pas comment fonctionne un gouvernement cantonal ? Ce livre vous l'apprendra, non sans vous avoir au préalable dressé le décor de la salle du Château où les décisions du Conseil d'Etat se prennent. Il vous apprendra également comment le vêtement des Conseillers d'Etat a évolué vers plus de confort sans tomber, jusqu'à présent du moins, dans le négligé. La galerie de portraits des membres du gouvernement depuis 1957 - qui ont quitté leur fonction sans retour - prouve que l'auteur connaît bien les caractères des ministres portraiturés et qu'il sait passer au crible de la critique artistique les peintures, puis les photographies, qui sont censées les représenter. C'est un exercice remarquable quand bien même nous ne connaissons pas obligatoirement les sujets : il est en effet utile de préciser que le livre est illustré et que cela permet d'apprécier.
Dans toute démocratie, a fortiori locale, le politicien et le journaliste sont destinés à cohabiter. Là aussi les choses ont bien changé. Jean-Marie Reber - qui s'est tout de même, là, aidé de documents, à défaut de notes - dessine ainsi le portrait d'"une plume de prestige et de qualité", aujourd'hui retraitée de la scène journalistique neuchâteloise et reconvertie dans la peinture. Les qualités professionnelles de Gil Baillod (photo ci-contre publiée sur le site du Centre de Culture et de Loisirs de Saint-Imier ici ) , quand il était rédacteur en chef de L'Impartial, ne l'empêchaient pas d'être lunatique dans ses attaques comme dans ses défenses et d'être, entre autres, à l'origine d'une affaire ayant ruiné la carrière politique d'un conseiller d'Etat, Maurice Jacot. Aujourd'hui le côté "people" l'emporte sur les empoignades homériques, même dans les journaux qui se veulent de référence. Il faut bien faire avec...
La République et Canton de Neuchâtel est un petit Etat, mais un véritable Etat. Il se doit d'entretenir des relations avec l'Etat confédéral. L'homologue du Conseil d'Etat est, au niveau du pays, le Conseil fédéral, qui siège tout naturellement à Berne :
Berne, notre "grande" voisine. A peine plus d'une demi-heure de voiture ou de train nous en sépare. 
Pour des décisions fédérales relatives au Canton le gouvernement neuchâtelois fait le voyage à Berne. Mais il arrive que des Conseillers fédéraux fassent le voyage à Neuchâtel. Les réceptions de ministres suisses au Château donnent l'occasion à Jean-Marie Reber de nous raconter par le menu les déconvenues qu'occasionnèrent les visites de Pascal Couchepin, actuel ministre de l'intérieur helvétique, et de Rudolf Friedrich...
Les visites d'ambassadeurs hauts en couleur font également l'objet de récits contrastés de la part de Jean-Marie Reber. Neuchâtel est bien un Etat. Qui sait recevoir des représentants diplomatiques aussi différents que ceux des Etats-Unis, d'URSS, de Corée - du Sud et du Nord -, de France ou de Pologne. Les anedoctes rapportées sont bien révélatrices de la nature humaine dans sa diversité et, à ce titre, ne sont décidément pas insignifiantes.
Le morceau de roi - de France - de ces visites protocolaires internationales est certainement celle d'un Chef d'Etat, et monarque, dénommé François Mitterand :
Il faut savoir que lorsque le Conseil fédéral organise une visite d'Etat, un volet de cette dernière a lieu dans le canton dont le président est originaire.
C'est ainsi que le président de la Confédération, le Neuchâtelois Pierre Aubert, reçut le président de la République française à Neuchâtel le 15 avril 1983. Je recommande chaudement aux internautes français le chapitre de La Vie de Château, consacré - essentiellement - à cette réception : un régal !
Au sein de la République neuchâteloise, les deux pouvoirs, exécutif et législatif, le Conseil d'Etat et le Grand Conseil, entretiennent dans l'ensemble des relations sans heurts. Jean-Marie Reber ne relève qu'un cas d'animosité entre deux présidents de ces deux institutions, ce qui nous vaut une anecdote dont l'auteur a le secret. Ce dernier relève également quelques interventions surréalistes, ou poétiques de parlementaires, qui tranchent sur les habituelles, plus ennuyeuses que méchantes.
Dans le dernier chapitre Jean-Marie Reber s'en prend à fleuret moucheté au nouveau sabir non sexiste, inspiré du Guide romand d'aide à la rédaction administrative  et législative épicène, et à ceux qui veulent
changer une société injuste en changeant sa langue.

Sans être aussi mordant que Marc Bonnant qui disait récemment dans Migros Magazine (voir mon article Marc Bonnant nous propose l'inconfort intellectuel ) :
Quel grand avènement pour l'humanité que d'avoir des sapeuses-pompières, des procureuses atrabilaires, de bouffonnes candidates présidentielles et autres cheffes humorales...

Jean-Marie Reber fait un sort définitif à ce sabir en mettant côte à côte un texte de son invention rédigé dans un français classique et le même rédigé dans ce nouveau langage illisible, et que Molière aurait qualifié de ridicule.
Au final, avec ce "traité", Jean-Marie Reber aura réussi à nous rendre le monstre étatique un peu moins froid, sans doute parce qu'au contraire des extrémistes du changement linguistique ce haut fonctionnaire écrit dans une langue classique, limpide et agréable, non dépourvue d'humour et parfois piquante, parce qu'il donne aux protagonistes de tous rangs un visage véritablement humain, et parce qu'au travers des singularités neuchâteloises il atteint à l'universel, ce qui n'est rendu possible que par la recherche de l'authenticité.
Francis Richard