Ville comptant environ 1,2 millions habitants en 2008, Kirkouk occupe une position géographique remarquable au nord de l’Irak. Dans le passé, les empires assyriens, babyloniens et médiques ont mené des campagnes pour le contrôle de cette ville stratégique. La chute du régime baasiste de Saddam Hussein puis l’instabilité du régime irakien, soutenu par les Etats-Unis, ont redonné à cette cité et sa province proche une importance capitale pour l’évolution future de la nation irakienne.
Initialement planifié en novembre 2007 puis reporté fin 2008 (on en connaît toujours pas la date pour 2009), un référendum doit statuer sur le futur de la région de Kirkouk et de son rattachement éventuel au Kurdistan semi-autonome ou son maintien au sein du système fédéral irakien. Prévu par la constitution de 2005, ce référendum génère de fortes tensions ethniques. Il constitue également une menace pour la stabilité politique de la région alors que la question du retrait à moyen terme des forces américaines apparaît comme un sujet majeur de la scène politique internationale, suite à l’élection de Barack Obama.
L’enjeu
A proximité de la ville de Kirkouk se trouve un gisement pétrolier majeur. Découvert en 1927, exploité par l’Iraq Petroleum Company britannique, ce gisement est le second en volume de production (derrière le gisement de Rumaila) et il produit en moyenne 600 000 barils/jour. Raccordé initialement par oléoduc dès 1934 à Tripoli (Syrie) et Haïfa (future Israël), ce gisement rejoint par pipeline la Méditerranée en transitant par la Turquie (site de Ceyhan). Plusieurs unités de raffinage sont également localisées à proximité de la ville. Attaquées à de nombreuses reprises, ces infrastructures sont protégées par les forces américaines (Task Force Shield) et des unités paramilitaires privées. Ce pipeline est une des deux voies majeures d’exportation du pétrole irakien d’où son importance pour le pouvoir fédéral. Ville multiethnique, Kirkouk se trouve à la limite du Kurdistan irakien. Son annexion est une priorité pour les dirigeants kurdes dont l’objectif est de lui donner le statut de capitale politique.
L’arme ethnique
La constitution irakienne, élaborée en 2005, impose la mise en place d’un référendum relatif au rattachement éventuel de la ville de Kirkouk (et de son district) au Kurdistan irakien. L’article 140 stipule au préalable la correction de la politique baasiste d’arabisation forcée des années 1980-2000. Des Chiites chassés du sud de l’Irak par la guerre Iran-Irak avaient alors été incités à s’installer dans Kirkouk (la population arabe de souche était jusque là majoritairement constituée de Sunnites) et à travailler dans l’industrie pétrolière. Parallèlement, les populations kurdes étaient réprimées et déplacées en masse (220 000 Kurdes déplacés).
Depuis 2003 plus de 600 00 Kurdes encouragés par le PDK (parti démocratique du Kurdistan) et l’UPK (union démocratique du Kurdistan) se sont (ré)installés (parfois de manière très précaire) dans la région de Kirkouk. La ville est ainsi passée de 755 000 habitants en 2003 à 1,2 millions en 2008. Mal gérée, sans contrôle administratif fiable, cette migration massive nuit à la crédibilité du référendum. La légitimité du vote des électeurs chiites et kurdes déplacés est largement remise en cause par les responsables politiques locaux et nationaux.
Les acteurs locaux
Historiquement, la ville de Kirkouk est peuplée de Kurdes, Assyriens, Arabes et Chrétiens.
Les Turkmènes : le nombre de Turkmènes en Irak s’élèverait à un million. Minoritaires à Kirkouk, ils bénéficient du soutien politique de la Turquie
Les Arabes : la population de souche est sunnite. La politique d’arabisation forcée débutée dans les années 1980 a vu l’installation de familles chiites employées massivement dans le secteur pétrolier. Ces populations sont majoritaires dans le quartier d’Arrapha, construit par la North Oil Company pour loger ses ouvriers. Les populations arabes se sont opposées à l’installation de cellules majeures d’Al Qaida dans la province de Kirkouk. Ces populations soutiennent le pouvoir central irakien et remettent en cause la légitimé de l’installation des nouvelles populations kurdes.
Les Kurdes : majoritaires en 2008 dans toute la province de Kirkouk. La politique d’arabisation avait vu la répression et le déplacement de 220 000 personnes. Depuis 2003, plus de 300 000 Kurdes se sont réinstallés dans la région de Kirkouk, parfois dans des conditions très précaires (site de l’ancien camp militaire Khaled, site du stade de Kirkouk, etc.). Les Kurdes contrôlent les postes clés de l’administration et de la politique locale. Bénéficiant du soutien des Peshmergas, ils mènent une politique de noyautage de la police locale. Ils sont également très présents dans les officines de sécurité privée de l’infrastructure pétrolière. Cette implication leur permet de disposer d’une force militaire conséquente, visible et équipée d’armements et de véhicules légers.
Les Chrétiens : harcelés, parfois qualifiés de collaborateurs avec les troupes américaines, de nombreux Chrétiens ont quitté Kirkouk.
Les puissances extérieures
Les Etats-Unis.
L’armée américaine dispose d’un contingent important sur le site de l’aéroport de Kirkouk (4000 hommes). La FOB MacHenry (Forward Operating Base) se trouve à l’est de Kirkouk. Acteur majeur en Irak, la puissance américaine soutient le pouvoir central irakien mais elle est aussi l’allié traditionnel des Kurdes depuis 1991 et l’opération Desert Storm. Les Américains sont favorables au report sine die du référendum et à une gestion fédérale de la ville et de la province de Kirkouk.
La Turquie : une position ambiguë.
Empêcher le Kurdistan de devenir un état indépendant est un axe majeur de la diplomatie turque. Ankara s’oppose à l’utilisation du Kurdistan irakien comme d’une zone arrière pour les combattants du PKK. Les incursions militaires turques au Kurdistan témoignent de la force de la position turque. Ankara a également menacé les Kurdes d’une intervention militaire directe de grande ampleur en cas de rattachement de Kirkouk au Kurdistan. Plus que l’Iran ou la Syrie, la Turquie est très influente dans la région de Kirkouk et se veut le champion des populations turkmènes.
Pourtant, la position affichée par Ankara doit être nuancée. La Turquie redoute l’effondrement de l’Etat central irakien et la présence d’une zone instable directement à sa frontière sud. Elle mène ainsi une politique active d’investissements et d’échanges économiques avec le Kurdistan irakien.
Un seul axe passant dans la région de Khabur relie la Turquie au Kurdistan et sert d’outil de pression économique. Pourtant, Ankara poursuit le développement d’un second axe terrestre d’échange avec le Kurdistan. Des projets dans le domaine pétrolier pourraient également renforcer les relations économiques : création d’un pipeline autonome Kurdistan-Turquie, investissements croissants de capitaux turques dans l’industrie pétrolière, construction de l’aéroports de As-Sulaymâniya par des entrepreneurs turques. Face à l’hypothèse d’un effondrement de l’Etat irakien, le Kurdistan pourrait, aux yeux des dirigeants turques, servir de zone tampon. Les liens économiques et le passage obligatoire du pétrole kurde par les infrastructures turques pourraient servir de moyens de pression puissants sur une entité kurde autonome mais totalement enclavée. L’exemple de la punition infligée par la Russie à la Géorgie en 2008 témoigne de l’efficacité de ce type de relation dans le contexte géopolitique actuel.
Envisager un destin kurde pour la ville de Kirkouk apparaît encore comme une ligne rouge à ne pas dépasser aux yeux des Turques dans le contexte actuel. Mais un retrait éventuel des forces américaines à moyen terme pourrait modifier considérablement la perception turque et rendre moins chimérique l’éventualité du rattachement de Kirkouk au Kurdistan irakien.
L’élection de Barack Obama risque parallèlement de modifier la donne dans un futur proche : un diminution importante du contingent américain avant 2010 était clairement annoncée dans son programme électoral. Mais la valeur symbolique de la ville de Kirkouk, sa position stratégique en Irak du nord et sa richesse pétrolière vont certainement conduire les autorités américaines à maintenir une base permanente sur le site de l’aéroport de la ville dans le cadre de son dispositif militaire global au Moyen-Orient.
SW