Magazine Conso

Pietro Citati "La pensée chatoyante"

Par Jb
9b8cdf036bd7fe3bcb20b5ed8d24a124.jpg "Comment faire pour comprendre l’Odyssée ? Il faut nous y efforcer, car la comprendre, c’est comprendre l’Occident, la Grèce, nous-mêmes, l’art moderne, notre avenir."
Un ambitieux cahier des charges, que Pietro Citati assume pleinement au fil de pages passionnantes. Ses réflexions nous permettent de relire, nous autres modernes, l’épopée homérique. Féru de littérature, c’est notamment sous ce prisme que Citati aborde l’Odyssée, il en fait d’ailleurs la matrice de tous les récits à venir.
L’art de la narration, y compris contemporaine, se trouverait déjà présente dans le poème épique que Citati définit comme "un entrelacs, un tissage, une trame, une tapisserie aux milliers de fils ", ou bien encore comme un livre "à la structure symphonique" et "un système de relations". Les motifs surgissent une première fois, pour réapparaître tout au long de l’œuvre et tisser leurs correspondances. Un art narratif que l’on retrouve, par exemple, dans la Recherche du temps perdu ou Anna Karenine.
Cette structure polyphonique semble en fait une mise en abyme de la personnalité d’Ulysse, de son essence : le héros mythique est en effet calqué sur le modèle du dieu Hermès, que Citati définit comme polytropos (le contraire de monotropoi), c’est-à-dire à l’esprit multiple, multiforme et flexible. Hermès est également détenteur d’un esprit "aux mille couleurs", chatoyant (poikilos, telle la peau tachetée d’un animal). Par conséquent Ulysse est "le seigneur des métamorphoses", celui qui se dissimule, celui aussi dont l’intelligence est dans la construction serrée, tissée, celui dont l’esprit "relie les choses entre elles". En tant que tel, il est également le maître du récit, celui qui maîtrise l’art de conter et tisse les fils narratifs.
C’est aussi l’archétype de l’adolescent incertain, en apprentissage, que véhicule l’Odyssée à travers la figure de Télémaque. Même si, à la fin du poème, père et fils se retrouvent, Télémaque n’en reste pas moins la figure du bâtard, lui qui croit son père mort et doit chercher en lui-même l’image de son père. Citati dresse un parallèle entre Télémaque et le Wilhelm Meister de Goethe, l’une des nombreuses figures du bâtard (qu’a, entre autres, théorisé Marthe Robert).
L’Odyssée invente également les trous dans le récit, à l’image du périple dans l’île de Calypso, Ogygie, dans laquelle Ulysse va passer sept années et dont nous ne savons presque rien. "Il nous faut imaginer, rêve Citati, qu’à Ogygie, Ulysse, qui change souvent de figure, a oublié pour quelque temps sa nature de polytropos (…) dans cette parenthèse idyllique et funéraire, toutes les formes, les scintillements, les couleurs, les séductions, les tromperies, les métamorphoses, toutes les curiosités de son esprit sont négligées ou laissées de côté." Même chose chez Circé, où Ulysse reste un an, et qu’Homère nous dissimule presque entièrement.
Pourtant, Ulysse ne voudra pas oublier : la nostalgie de la patrie perdue finira par l’emporter sur le repos vénéneux que lui procurent Calypso ou Circé, sur le désir qu’elles lui inspirent.
Technique littéraire un peu différente mais liée (toujours ce jeu avec le lecteur), après les ellipses et les omissions le secret, le retardement révélant "une énigme par petites touches" : et Citati d’évoquer Henry James ou Dostoïevski, dont les récits montent en puissance et en tension.
Mais la figure féminine de Pénélope n’est pas en reste dans cette analyse. Bien sûr elle aussi symbolise la trame narrative foisonnante et la puissance du récit lorsqu’elle est représentée en train de tisser, mais Citati voit surtout en elle la gardienne des "signes secrets". Ces signes seuls l’assureront de reconnaître son époux lorsque celui-ci revient à Ithaque : "le monde est une forêt enchevêtrée, mystérieuse, inextricable ; et les yeux n’offrent aucune certitude et aucune lumière pour s’orienter (…) stables, ni changés ni changeants [les signes] donnent fondement et cohérence à l’existence, si incertaine et ondoyante."
Pénélope serait donc l’interprète des symboles, un art qu’elle va enseigner à son mari à travers la figure du lit de la chambre nuptiale : "avec ce lit amoureusement ouvragé commence le chapelet des objets privilégiés autour desquels se déploie la culture occidentale : l’écuelle de Robinson, le parfum de Baudelaire, les confitures de Tolstoï, la madeleine de Proust, la chaise de Van Gogh : des objets stables, ‘solidement enracinés dans le sol’, auxquels nous avons confié notre cœur."
C’est en concluant sur la figure de la réconciliation (réconciliation de l’histoire, mais aussi des extrêmes : symbole en est l’opposition d’Hermès et d’Apollon) que Citati clôt son essai sur l’Odyssée.
En le suivant dans ce voyage qui remonte aux sources de notre culture, peut-être prenons-nous un peu de recul sur l’actualité trépidante et tonitruante, peut-être respirons-nous à un rythme un peu moins saccadé et empressé, peut-être touchons-nous à l’essentiel, loin des réformes politiques, de la coupe du monde de rugby ou de la rentrée littéraire.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jb 5 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog