(Nous reddifusons l'hommage de Abdoulaye.Ciré Ba au poète )
« La parole de Césaire, belle comme l’oxygène naissant » André Breton.
Césaire ne fut pas seulement un poète qui traça en profondeur des pistes multiples, il fut un homme aux multiples avatars. Il fut un NEGRE IMMENSE, un REBELLE ABSOLU, un POETE ESSENTIEL….Un nègre « noir », plus sombre qu’un cul de marmite, qui plonge dans les profondeurs de sa noirceur, à la recherche des hideurs, des petitesses, des héroïsmes étriqués de sa race. (ACB)
Je devais avoir quatorze ou quinze ans quand, au détour d’une page, mon regard buta littéralement sur cinq mots, la phrase la plus bizarre qu’il m’avait été donné de lire au cours de ma courte vie :
- ''« La négraille assise
- Inatendument debout »''
Mon corps savait le sens des mots « assis » et « debout », depuis que mes petites fesses s’étaient posées pour la première fois sur un banc de l’école coloniale. Et je devinais confusément que je n’étais pas étranger à cette négraille, et que même je devais en être une infime partie. Mais la signification de ces mots sous mes yeux était si impénétrable, et cet « inattendument » si…inattendu, que j’en demeurais comme choqué, d’abord ; ébloui, ensuite. Il en est souvent ainsi quand une rencontre insolite vous projette hors-réalité, dans une autre dimension, étrange et magique. « La négraille », loin de me gêner, me fascinait, suscitait en moi un élan d’empathie qui devait davantage aux sonorités singulières du mot, qu’à un sens qui, à cette période, m’était inaccessible.
Cinquante années de fréquentation passionnée de son œuvre ne m’ont pas encore livré toutes les clefs de la poétique de Césaire. C’est peut-être tant mieux car, cinquante ans après, la magie opère toujours, avec la même mystérieuse efficacité. Je me suis certes, au fil des lectures, familiarisé avec les codes de sa poésie, mais plus essentiel encore, j’ai appris, peu à peu, à me couler dans le courant du sang riche et puissant qui irrigue aussi profondément ses poèmes et ses discours, aussi intensément son théâtre et ses lettres.
Les Indiens Apaches disent : « les chemins sont nombreux pour monter jusqu’au sommet de la montagne ». Cesaire ne fut pas seulement un poète qui traça en profondeur des pistes multiples, il fut un homme aux multiples avatars.
UN NEGRE IMMENSE:
Un nègre « noir », plus sombre qu’un cul de marmite, qui plonge dans les profondeurs de sa noirceur, à la recherche des hideurs, des petitesses, des héroïsmes étriqués de sa race.
- '' « Au bout du petit matin, la grande nuit immobile,
- les étoiles plus mortes qu’un balafon crevé,
- le bulbe tératique de la nuit,
- germé de nos bassesses et de nos renoncements. »''
Nul masochisme dans cette exploration de la noirceur. À l’amertume des découvertes, succèdent l’examen lucide des plaies et des sanies, et la fière revendication d’une négritude assumée :
* « Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
- ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
- ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
- mais ceux sans qui le terre ne serait pas la terre(…)''
- véritablement les fils aînés du monde
- poreux à tous les souffles du monde
- aire fraternelle de tous les souffles du monde
- lit sans drain de toutes les eaux du monde
- étincelle du feu sacré du monde
- chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde'' !
UN REBELLE ABSOLU :
''* « Mon nom ? Offensé
- Mon prénom ? Humilié
- Mon état ? Révolté
- Mon âge ? L’âge de la pierre»
(Et les Chiens se taisaient)''
De Toussaint Louverture au Parti progressiste martiniquais, du mouvement de la Négritude à l’engagement prolétarien, de Lautréamont à la lutte anticoloniale, la vie et l’œuvre de Césaire auront été un entrelacement inextricable de combats inlassables, d’espoirs déçus, de créations inspirées, de dénonciations cinglantes, de solidarités assumées, de rêves à demi aboutis. De résignation ou de trahison, jamais ; de foi en l’homme, toujours. Jusqu’au bout de sa vie, il fut rétif à toute compromission, fidèle jusqu’au dernier souffle au personnage du rebelle de « Et les chiens se taisaient » : « Je ne veux pas être le grain de parfum qui résume (…) le sacrifice de mille roses désarmées ».
Je n’ai pas pleuré à l’annonce de la mort de Césaire. Quatre-vingt-quatorze ans d’une vie pleine et féconde méritent un hommage autre que larmoyant. Et pourtant, devant la télé, ma gorge s’est nouée, et les larmes me sont montées aux yeux au spectacle de la Martinique applaudissant la dépouille du grand homme, et entonnant d’une seule voix un chant d’adieu, de tristesse et d’allégresse mêlées, à la gloire de Papa Césaire ! Le poète lui-même n’aurait pu rêver pareil hommage : mille roses épanouies chantant les louanges du « grain de parfum » qui jamais ne misa sa fragrance contre le sacrifice de leurs vies.
« Eia pour le Kaïlcédrat royal ! ».
UN POETE ESSENTIEL:
Laissons la parole à Breton : « … la poésie de Césaire, comme toute grande poésie et tout grand art, vaut au plus haut point par le pouvoir de transmutation qu’elle met en œuvre et qui consiste, à partir des matériaux les plus déconsidérés, parmi lesquels il faut compter les laideurs et les servitudes mêmes, à produire on sait assez que ce n’est plus l’or la pierre philosophale mais bien la liberté » Césaire ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit à propos de Isidore Ducasse, comte de Lautréamont que celui-ci est: « Le premier à avoir compris que la poésie commence avec l’excès, la démesure, les recherches frappées d’interdits, dans le grand tam-tam aveugle, jusqu’à l’incompréhensible pluie d’étoiles… »
Un danger nous guette : vouloir enfermer Césaire dans l’enclos de la Négritude ; voir en celle-ci une fin, et non un acte fondateur.
- « Vous savez que ce n’est point par haine des autres
- races
- que je m’exige bêcheur de cette unique race
- que ce que je veux
- c’est pour la faim universelle
- pour la soif universelle
- la sommer libre enfin
- de produire de son intimité close
- la succulence des fruits. »
La Négritude de Césaire est à la fois un moment et une démarche, et une étape essentielles dans la quête d’une « humanitude » jusqu’ici jamais atteinte, mais toujours à portée de notre intelligence et de notre cœur.
- « car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie
- que nous n’avons rien à faire au monde
- que nous parasitons le monde
- qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde
- (… )
- mais l’œuvre de l’homme vient seulement
- de commencer
- et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction
- immobilisée au coin de sa ferveur
- et aucune race ne possède le monopole de la beauté,
- de l’intelligence, de la force
- et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant
- que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule
- et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite. »
Le monde a profondément changé depuis que Césaire écrivit son Cahier d’un retour au pays natal. Pourtant, en dépit d’indéniables progrès, il est resté fondamentalement le même. Le silence des chiens est, aujourd’hui, à peine moins assourdissant qu’il l’était il y a soixante dix ans, Mais la parole de Césaire résonnera, pour l’éternité, à nos oreilles humaines, comme une musique d’espérance.
Abdoulaye Ciré BA