Nous voulons tout voir et tout savoir

Publié le 17 avril 2009 par Collectifnrv

« Je veux tout voir et tout savoir. »

Nicolas Sarkozy

« Elle a les yeux revolver. »

Marc Lavoine

« L'agression du bus RATP », « les croix gammées sur le Mémorial de Drancy », « les manifestations lors du G20 », quelques « évènements » récents et  hétérogènes mais ayant au moins le point commun, lors de leur exploitation médiatique, d'avoir été traversés par une des marottes actuelles : « la vidéo-surveillance » ou « vidéo-protection ». Voilà bien encore un marché/concept qui, passé à la moulinette du bon sens commun, corroboré par quelques affaires à la médiatisation bien sentie, s'inscrit dans une démarche efficiente de pacification et d'élucidation. Une caméra, c'est certain, ça confond ou ça dissuade, il ne peut en être autrement. Dans un centre-ville, au réseau de caméras optimal (selon les dires de l'expert/auditeur/vendeur/installateur), le délinquant potentiel se trouve agressé jusqu'aux tréfonds de sa conscience : soit il passe à l'acte et sera appréhendé, soit il refoule. S'ensuit un état de torpeur morale qui ne peut que revitaliser le « sentiment de sécurité » de nos concitoyens qui n'ont évidemment rien à se reprocher. Ainsi, n'est-il pas rare de croiser, dans les rues de nos villes sécurisées, quelques individus en état de catalepsie, tétanisés par l'intrusion de cette insurmontable tension dans leur appareillage pulsionnel. Il se trouve même quelques honnêtes citoyens pour faire les poches de ces sauvageons statufiés.

Pourtant, nous pouvons voir se mettre en place une double réponse de la part des plus réactifs délinquants, extirpés enfin du piège moral infernal. Soit, ils s'en foutent : le réseau de caméras n'existe pas, ils connaissent éventuellement les études faisant état de taux d'élucidation très mitigés. Au fond, ce qui importe, c'est que l'honnête citoyen ne voit que les caméras de surveillance et que le délinquant potentiel ne voit que l'honnête citoyen. L'autre réponse est tout simplement une migration du terrain d'action du voyou. Il y a coproduction : s'il s'agit de sécuriser le centre-ville et son prestige, le voyou accepte d'aller exercer ses activités à la périphérie de l'espace sanctuarisé, sur les bords.   La vidéo-surveillance agit comme vidéo-plastie, remodelant les espaces.

Dans ces deux cas d'adaptation du sujet violent, l'honnête citoyen pourra voir, avec le temps, son sentiment de sécurité quelque peu ébranlé. Résultat : il peut se faire agresser « malgré tout » ou « ailleurs » (d'autant que ailleurs, c'est souvent chez lui).

Mais, à l'instar du voyou capable d'intérioriser la coercition et susceptible de la surpasser, le dispositif de rétablissement du sentiment de sécurité est dynamique. Comme il se disait que l'échec du communisme était dû à un défaut de communisme, comme il se dit que l'échec du libéralisme résulte de l'exercice entravé du libéralisme ; la vidéo-surveillance (et toute l'économie de la peur) ne pourra trouver son efficience maximisée que dans son extension infinie. L'honnête citoyen et l'honnête fournisseur de dispositifs de surveillance se retrouvent en une harmonie miraculeuse ; le marché extensif du sentiment de sécurité du premier se trouve exactement corrélé à l'humaniste marge bénéficiaire croissante du second.

L'autorité institutionnelle, l'Etat, la collectivité locale agissent concrètement pour le bien de l'honnête administré et éventuellement électeur. Une caméra, c'est matériel, incorruptible, c'est froid, immédiat, et ça voit tout. Il ne faudrait tout de même pas, cependant, qu'une de ces instances en viennent à tirer la couverture à elle ; il serait bien hasardeux pour une d'entre elles d'en venir à applaudir le volontarisme sécuritaire et les résultats d'une entité de sensibilité politique différente de la sienne. Aucune véritable torpeur, d'élus statufiés à ce niveau ; juste une pointe de mauvaise conscience (de « gauche ») chez certains.

Alors, le voyou, dans sa course centrifuge, sautillant d'angle mort en angle mort, ou évitant plus sûrement de déréaliser le dispositif par un regard-caméra mécréant en centre-ville, s'en trouve tout esbaudi ; c'est le seul mouvement d'expansion du secteur de la vidéo-surveillance (onéreuse, avec caméras factices et déficit de personnels scrutant les moniteurs)  qui est le moteur de son efficience possible, répondant à l'honnête contribuable qui s'efforce de persévérer dans son sentiment de sécurité. Notre délinquant, sans cesser d'opérer, disparaît finalement des écrans. Les yeux électroniques sont crevés.

Mais alors, dans quelles conditions un tel dispositif pourrait avoir une quelconque incidence sur ce qui se trouve devant la caméra et, a fortiori, derrière, du côté du regardant ? S'il est question de remettre un peu de réalité et, partant, de sens au verbe « voir », il serait bien temps de (re)stimuler le regard commun et de montrer ce qui n'est pas vu. Entraver la privatisation du regard.

Proposition 1 : retourner les caméras vers ceux-là même qui les pointent. Regardons ce qu'il se passe dans ces instances de décisions, et comment ce simple regard peut brouiller le champ. Voyons les conseils d'administration, les bureaux des élus, les commissariats de police, regardons longuement la genèse d'un plan social, d'un journal, le déroulement d'une garde à vue, le recrutement d'un cadre, les négociations en coulisses, propulsons-nous à l'intérieur du bureau des chefs d'Etat, des voitures de leurs ministres, des avions des décideurs, sans discontinuité... Se ré-approprier toute cette part occultée (et s'il devait y avoir occultation, absence, stratégie d'évitement, tout cela serait vu) de l'action publique, de la décision et, dans le même temps, court-circuiter la peepolisation  (sic) de la société.

Proposition 2 : réorienter les caméras vers les espaces clos, devenus abstraits, où s'exercent la pression sociale, la pression d'Etat, la pression économique. Ces espaces où les « acteurs » ne peuvent, hélas, se dérober. Réinvestir durablement les prisons, les couloirs, les centres de rétention, les usines, les centres d'hébergement... ; se coltiner ce temps long, lancinant, le silence. Retrouver le sens de la durée et du réel, bien loin des coups de théâtre multiples, des acmés médiatiques interchangeables, de l'actualité brûlante. Où l'évènement surgirait de l'arbitraire, de la différence, des chocs...

Les moyens : le réseau de diffusion et de visionnage existe, Internet. Les instruments de captation également, bon marché, les webcams, le matériel léger de prise de vue.

Voilà un programme qui saura retenir l'attention de nos décideurs, friands de moindres coûts, de transparence et de démocratie.

On ne pourra que recommander le « Que sais-je ? » sur la question : « vidéosurveillance et vidéosurveillance », de notre grand criminologue Alain Bauer...


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