C'est avec une certaine surprise que j'ai lu il y a quelques jours la note de Christope Greuet consacrée à « Golden Gate » de Vikram Seth: selon le journaliste du Midi libre, il s'agirait en effet d'un « portrait au vitriol de l’Amérique des eighties, où le dollar est roi et les yuppies des maîtres du monde en perdition affective ». Je sais que Claro, pour sa traduction, est passé des tétramètres iambiques originaux à l'alexandrin, mais pour que le livre de Seth corresponde à la formulation de Greuet il faudrait en plus qu'il ait été complètement réécrit dans son intrigue même.
« Golden gate » se déroule à San Francisco au début des années '80. On y suit les histoires d'amour d'une poignée de jeunes professionnels d'une vingtaine d'années. Le cadre politique et social est bien évidemment en large partie déterminant dans leurs relations, que ce soit celle entre le catholique homosexuel et l'homme marié abandonné par sa femme, coincés qu'ils sont entre le désir de vivre leur amour et l'opposition de la foi ainsi que, sans doute, de la famille ou celle entre un homme un peu trop susceptible au positionnement non-politique (ce qui, en ce temps là voulait dire plutôt à droite) et une avocate de plus en plus portée vers de luttes politiques dites progressistes, divisés qu'ils sont par la perception de plus en plus éloignée qu'ils ont de ce qui devrait faire la bonne vie. Et Christophe Greuet a bien raison: il s'agit d'un portrait et il s'agit de gens en perdition affective. Mais est-il au vitriol? Le dollar y est-il roi et les yuppies décrits comme les maîtres du monde? J'aimerais en voir les preuves dans le récit, et je pense qu'on ne saurait les apporter.
Seth, d'une certaine façon, rit de ses personnages. Certes. Quoi qu'il en soit, impossible de ne pas se rendre compte que ce rire est celui, tendre, que l'on a parfois en pensant à nos amis ou à nos familles. Il n'y a guère de vitriol ici, et l'Amérique de Reagan n'est qu'une toile de fond, un contexte qui permet d'épaissir les psychologies et pas le motif central de « Golden gate ». Seth décrit ici son propre milieu, ce qu'il a connu, les lieux où il allait prendre un verre, manger un bout. Il y a sans doute à travers ces pages les ombres nombreuses de ses propres connaissances et le regard qu'il jette sur ce qui est son monde à lui, étudiant en économie à Stanford, n'a pas la méchanceté d'une attaque mordante: il a au contraire la bienveillance de celui qui connait intimement les travers décrits. Je me demande vraiment comment on peut soutenir le contraire. Peut-être est-ce dû à un préjugé de lecteur basé sur des connaissances partielles d'une époque souvent décriée? Je ne veux bien sûr pas prétendre que c'est le cas de Christophe Greuet, cependant l'utilisation qu'il fait du terme yuppie semble aller dans ce sens. Seth utilise le mot assez tôt dans le livre, mais sans connotation péjorative. Et pour cause: lorsqu'il écrit son livre, l'aspect franchement désagréable qu'on lui attache n'était pas encore de mise, puisqu'il n'est venu qu'après la crise boursière de 1987. A l'époque, les yuppies ne sont pas les requins de la finance dépeints dans le film « Wall street » ou dans les romans « Le bûcher des vanités » et « American psycho ». Non, les yuppies sont juste des gens à l'éducation universitaire, originaires des classes moyennes et qui peuvent espérer s'élever socialement. Ils gagnent bien leurs vies, ont des dépenses souvent frivoles et sont plutôt frileux fiscalement tout en étant culturellement et socialement progressistes. On est loin des délires cokés d'un Patrick Bateman qui, pour le coup, est bien le personnage principal d'un portrait au vitriol de l’Amérique des eighties, où le dollar est roi et les yuppies des maîtres du monde en perdition affective. Mais « Golden gate »? Oh non, vraiment non. Comment le prétendre?
Quoi qu'il en soit, vingt-trois ans après, une bonne partie des thèmes sociaux et politiques ont perdu de leur actualité. Les années Reagan sont loin derrière, la bombe est passée d'une menace considérée comme claire et directe à un épouvantail politique dans le vaudeville international néocon, les espoirs individuels, les politiques sexuelles, les illusions et les utopies ont changé. Tout ça a donc vieilli. La force de « Golden gate » réside ailleurs. Premièrement, dans les relations humaines. Ce sont de très beaux portraits d'individus et de couples, des descriptions psychologiques et sentimentales assez fortes dans lesquelles il n'est pas difficile de reconnaître quelque chose de connu. Il y a visiblement chez Seth une forte capacité d'empathie, aisément transmise au lecteur. Deuxièmement, l'écriture ou plutôt la forme choisie, celle de sonnets en tétramètres iambiques. Evidemment, il y a de quoi s'émerveiller. on dit que Seth délaissa l'académie pour l'écriture romanesque en découvrant la traduction anglaise du « Eugène Oneguine » de Pouchkine par Charles Johnston et c'est celle-ci qu'il émule ici. On penserait que ce choix rend la lecture difficile. Ce n'est pas du tout le cas, bien au contraire: il y a dans « Golden gate » une certaine légèreté et une musique entraînante qui promènele lecteur loin de la contrainte que ça a pu être pour l'écrivain. C'est une véritable joie. De plus les rimes et le jeux liés à la structure viennent souvent allégés l'impression laissée par des scènes dures ou de crise. Là réside peut-être une autre raison du choix ou, à tout le moins, une des explications de la réussite de la combination entre forme et récit choisie par Seth: la légèreté et l'humour qui ressort de ses sonnets apportent un contrepoint affectueusement moqueur aux tracas quotidiens des personnages. Et dans les moments de vrais drames, Seth sait abandonner ce petit rire pour des sonnets bien plus sérieux, à la hauteur de la tristesse ressentie.
« Golden gate » est une réussite, tendre comédie de moeurs rendue brillament dans une forme rare. Pourtant, cette réussite n'est sans doute que mineure: pour touchantes ou amusantes que soient les péripéties, la vie conjugale de quelques jeunes des classes moyennes supérieures n'est pas d'un intérêt transcendant, quand bien même l'on prétendrait étudier sociologiquement certains cercles du San Francisco des années '80.
Vikram Seth, The Golden Gate, Penguin India, 300 roupies
J'ai lu ce roman dans sa version anglaise et ne peut donc commenter la traduction de Claro chez Grasset. Comme je le disais au début de cette note, il a choisi de passer en français à la forme par excellence de notre langue: l'alexandrin. Le choix est sans doute bon, puisque la phrase anglaise passée en français augmente en général de 10% en longueur. Au vu du contenu du roman, c'est sans doute principalement pour le défi formel qu'il s'est lancé dans l'aventure. Toujours est-il que les trop rares journalistes s'attardant sur la traduction n'ont pas l'air de s'en plaindre.